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Donner toute sa place à la culture scientifique

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Donner toute sa place à la culture scientifique

Depuis longtemps les bibliothécaires de lecture publique regrettent la faible place et la faible attractivité des ouvrages scientifiques dans leurs collections. Or les sciences sont un pilier fondamental de la culture et de l'éducation...

En envisageant de réintroduire les mathématiques dans le tronc commun du lycée le gouvernement va réparer une erreur manifeste. Il y avait une incohérence à vouloir renforcer les fondamentaux (lecture, calcul) dès le primaire et à ne pas soutenir jusqu’au bout le même niveau d’exigence. Au-delà de la question de la réussite scolaire il s’agit en réalité d’un problème de société. Derrière les choix qui sont faits dans ce domaine se profilent des attentes divergentes quant au progrès, à la justice sociale et au rôle de ce que l’on appelle la culture.

Les chiffres sont clairs : 37% des lycéens seulement choisissent de continuer à suivre une spécialité mathématique en terminale, principalement des garçons, issus à 46% de milieux très favorisés*. Ces élèves auraient-ils donc par nature une intelligence qui les prédisposerait à mieux comprendre une discipline qui, pourtant, échappe largement aux héritages culturels et devrait par conséquent favoriser l’égalité des chances ? Il y a là un paradoxe qui ne s’explique pas seulement par le découragement devant les obstacles sociaux sur la route des carrières les plus brillantes. Une certaine illusion culturelle explique également le phénomène.

La nécessité des mathématiques dans la culture

Que ce que l’on appelle communément la culture, c’est-à-dire l’ouverture à toutes les formes de création artistique, soit aujourd’hui nécessaire à l’expression de la liberté et à la recherche de la justice, cela va de soi. Mais, elle n’en est pas une condition suffisante. La transitivité culture/esprit critique/justice n’est pas automatique si elle ne s’accompagne pas d’un effort d’expérimentation et d’analyse qui serait bien impuissant sans l’apport de la pensée logico-mathématique. Cela ne veut pas dire bien sûr que la liberté et la justice soient le résultat direct d’un calcul, mais elles ne peuvent pas se passer d’une disposition à évaluer correctement les situations, au-delà des apparences, et à se garder des intuitions hâtives.

C’est ce que l’on a pu vérifier avec la pandémie. Grâce à l’immense effort d’explication de ce qu’est la progression géométrique d’un virus et aux analyses statistiques des différents paramètres, l’immense majorité de la population a compris que ce n‘était pas parce que nous ne découvrions pas de cadavres au coin des rues comme dans l’imagerie médiévale de la peste que la société ne courrait pas un danger mortel. Il y eut bien, au début du confinement, quelques philosophes et acteurs culturels pour brandir leur esthétique de la liberté. Mais, la confiance dans la démarche scientifique, aussi tâtonnante et révisable soit-elle, l’a emporté. Espérons que cette expérience grandeur nature nous permette de rééquilibrer la part des sciences dans l’éducation et la culture.

Encore faut-il se garder d’une approche trop métaphorique de la science telle qu’on la voit souvent s’exprimer dans les programmations « art et science ». Force est de constater que face à l’offre culturelle traditionnelle (que le Pass culture renforce) les occasions qu’ont les jeunes de s’exercer vraiment au raisonnement logique et à la méthode scientifique sont bien rares, d’autant qu’elles sont souvent présentées comme des pensums.

Les sciences nécessaires dans les bibliothèques

Certes, les musées des sciences et techniques font un travail formidable, mais ils se concentrent dans les métropoles et n’entrent pas dans la vie de tous les jours. C’est pourquoi le réseau des bibliothèques a un rôle à jouer. Celles-ci ne disposent pas des mêmes moyens que les établissements spécialisés, mais elles peuvent mobiliser des solutions numériques qui permettent déjà de simuler et manipuler des modèles mathématiques ou des processus physiques, voire de s’y immerger virtuellement par le jeu vidéo (en attendant le métaverse). Quant aux compétences d’accompagnement scientifique, on pourrait parfaitement imaginer qu’elles y soient introduites comme le furent celles des médiateurs numériques. L’adaptation des bibliothèques aux enjeux d’aujourd’hui passe forcément par une plus grande proximité avec les contenus qu’elles proposent et donc par une diversification de leurs compétences.

Depuis longtemps les bibliothécaires de lecture publique regrettent la faible place et la faible attractivité des ouvrages scientifiques dans leurs collections. La vérité est que les livres, mis à part les romans dont l’expérience est par nature livresque, ne peuvent vivre que dans un contexte qui les portent. J’avais, d’ailleurs, été surpris et même choqué, lors de mes premiers voyages professionnels en Chine dans les années 90, de constater que les livres scientifiques et techniques étaient majoritaires dans les bibliothèques publiques. En bon humaniste occidental j’en concluais que la Chine avait une vision bien terre à terre de la culture et n’en attendait décidément pas le même souffle libertaire que nous. La suite a montré que si l’esprit de liberté n’a pas (encore ?) triomphé la révolution galiléenne a ici largement rattrapé son retard**, avec les conséquences scientifiques et économiques que l’on sait. Aussi, serions-nous bien avisés de reconsidérer le rôle des bibliothèques dans ce domaine, en cohérence, d’ailleurs, avec celui qu’elles jouent déjà dans l’acculturation au numérique.

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*Voir Le Monde du 9 février 2022

**Voir les analyses de Joseph Needham sur le retard de l’application des mathématiques aux sciences de la nature en Chine dans La Science chinoise et l’Occident (Le Seuil, 1973).

 

 

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