Histoire/Russie 6 février Angela Rohr

Elle dit « ils ». C'est ainsi qu'elle désigne les dignitaires du parti, ces messieurs assis derrière un bureau qui ont décidé en 1942 qu'elle était une « espionne allemande » après la rupture du pacte germano-soviétique. Mariée à un communiste autrichien, cette femme médecin était pourtant venue avec lui pour servir cette société nouvelle portée par Lénine. Staline les remercia à sa façon. Son mari disparaît sans laisser de traces dans une prison et elle est condamnée au goulag, à l' « exil éternel ».

Le récit qu'elle donne de ces années de camp est un choc, surtout dans les premiers chapitres, avant que ses bourreaux n'utilisent ses compétences médicales pour soigner avec les moyens du bord les détenus souffrant de plaies, de gelures ou de tuberculose. Immédiatement, on est happé par la qualité du style, descriptif, précis, chirurgical, sans concession. « Nous étions simplement otages d'un genre depuis longtemps déjà appliqué et maîtrisé. Nous subissions la loi du plus fort. »

Ensuite, il y a le ton. A aucun moment le frisson du désespoir ne traverse cette autobiographie, même si la mort est omniprésente, même si les yeux asséchés par les privations et les corvées ne parviennent plus à pleurer. Elle ne dénonce pas non plus comme si elle se faisait une raison sur cette idéologie-là. Elle se contente de raconter la volonté d'humilier, d'affamer, de laisser crever pour porter jusqu'au point extrême l'inhumanité d'un système. Elle décrit ce temps immobile qui ne passe plus, cette peur dans les ventres creux, cette soupe faite avec des choux gelés qu'on dégage de la neige. « Avez-vous vu une fois pareil légume ? Il est tout rempli du deuil d'une mort si absurde, c'est une nourriture du monde d'en bas, ses feuilles sont noires. »

En 1957, quatre ans après la mort de Staline, elle est réhabilitée par un tribunal militaire. Après seize ans de camp, Angela Rohr rentre à Moscou. Elle entreprend la rédaction de ce livre inouï et meurt en 1985 dans le plus grand dénuement. Impossible, en lisant ces pages retrouvées à l'ambassade du Luxembourg à Moscou et publiées en 1989 par une petite maison d'édition autrichienne après trente années d'oubli, de ne pas penser à Chalamov ou à Soljenitsyne. Et pourtant, c'est autre chose. D'abord, c'est le regard d'une femme. Elle est issue de l'aristocratie autrichienne, elle est cultivée, elle a rencontré Freud, Brecht, et son ami Rilke lui a conseillé d'écrire. En cela, elle serait plus proche d'une Marina Tsvetaïeva, le suicide en moins, mais avec ce même sentiment d'avoir été broyée par l'histoire.

On sort ébranlé par la lecture de ces pages où ne coulent ni haine ni ressentiment. C'est sans doute à cause de cela, de cette facture, de ce courage qui s'immisce jusqu'au plus petit souffle de vie, lorsque l'on sent que la mort est proche. Une dignité exemplaire avec, en creux, l'autoportrait d'une femme admirable.

Angela Rohr
L’exil éternel : la traversée du goulag -Traduit du russe par Jean-Jacques Briu avec la collaboration d’Yves Hamant
Les Arènes
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 24,80 euros ; 494 p.
ISBN: 978-2-7112-0016-0

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