Elle les nomme « reliquats » ou « déchets ». Pourtant, il n'y a rien de péjoratif dans cette façon de qualifier ces « lambeaux d'archives ». Car derrière ces traces uniques d'histoires qui ne font pas l'Histoire mais qui y contribuent, il y a une mise en abyme du travail de celle qui explore le passé, en l'occurrence le XVIIIe siècle dont Arlette Farge est une spécialiste. « Ici, pas de corpus, mais des archives du dehors, comme des faisceaux de sens, des débuts de compréhension ou bien des ailleurs ignorés qui racontent les multiplicités des formes et des dérives de la vie. »
Nous sommes donc invités, comme ces curieux qui regardent par-dessus l'épaule, à lire avec elle ces « ces aventures ramassées en une poignée de mots », comme celle de ce commissaire qui avoue à un de ses collègues le plaisir qu'il a de badiner avec sa femme. « Quand je lui vole des baisers, je les prends toujours sur le menton ou sur la joue, mais toi coquin tu as le canton de réserve. »
On reconnaît les grands historiens à leur façon de redonner de l'importance aux petites choses ou aux petites gens. Depuis La vie fragile (Hachette Littératures, 1986), Arlette Farge s'est attachée à ces murmures qui accompagnent le grand orchestre. Elle nous livre ces bouts d'archives, ces traces de vie d'un XVIIIe siècle qu'elle a passé sa vie à scruter avec passion. Nous lisons ces lettres, ces rapports, ces notes de quelques lignes parfois, et nous reprenons contact avec ce Paris des Lumières, avec ces gosses abandonnés - 20 000 par an -, ces femmes emprisonnées ou violées, ces larrons en foire, ces curés libertins, ces fous enfermés ou ces mouches de la police qui viennent écouter le bourdonnement populaire dans les cafés.
La démarche est historique, donc politique. Personne ne doute aujourd'hui que faire de l'histoire, c'est faire de la politique. C'est donner sens au passé et raison à la mémoire. On picore ces documents comme on feuillette l'album d'un aïeul inconnu. Les commentaires sont là, vifs et précis, pour nous rappeler l'essentiel et pour classer par grands thèmes ces petites vignettes. Mais c'est surtout l'émotion qui surgit, le fait de savoir ces vies minuscules tellement précaires qu'elles auraient pu rester dans les cartons si des yeux bienveillants ne s'étaient posés sur elles.
Vies oubliées
La Découverte
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 18 euros ; 300 p.
ISBN: 9782348045738