Dans le bureau à l'étage, qui donne sur la cour intérieure, le mobilier a été changé, et la personne qui l'occupe fait désormais face à celles qui entrent. Béatrice Duval est la nouvelle directrice-gérante de Denoël depuis novembre. Elle a succédé à Olivier Rubinstein, parti pour diriger l'Institut français de Tel-Aviv après treize années passées rue du Cherche-Midi à Paris. Cette fonceuse au franc-parler énergique, venue des Presses de la Cité où elle était directrice adjointe du domaine étranger, a commencé à bousculer les habitudes de la maison. Avec enthousiasme et fermeté. Au programme de ce printemps, elle a glissé quelques titres qui donnent un avant-goût de la politique éditoriale qu'elle va déployer à partir de 2013 : le roman du rappeur Disiz, René, le polar politique Déraison d'Etat du journaliste Fabrice Tassel, et, dans quelques jours, Le tour du Monde de la politesse, recueil des chroniques parues dans le quotidien du soir pendant l'été 2011. «De nouvelles voix, de nouvelles façons d'écrire, des documents de société dans l'air du temps et des partenariats, des ponts que j'ai tout intérêt à développer pour que l'on parle de Denoël", résume Béatrice Duval.
La dernière chance
Lorsqu'il lui a confié cette filiale du groupe qu'il dirige, Antoine Gallimard a été clair : elle devra renouer avec le Denoël des grands romans populaires, ceux de Sébastien Japrisot, René Barjavel, Maurice Denuzière ou, plus proches, de Gilbert Sinoué et Pierre Pelot. Un retour aux origines pour une maison qui, à côté de succès comme Suite française d'Irène Némirovsky (2004), avait fait des choix littéraires beaucoup plus pointus ces derniers temps. Mais aussi une nécessité pour redresser des comptes déficitaires depuis plusieurs années. Au début de 2010, trois licenciements économiques avaient entériné le départ du directeur littéraire, d'une éditrice et de la comptable. La nomination de Béatrice Duval a été présentée comme la dernière chance pour Denoël... Cela tombe bien : elle n'aime rien tant que relever les défis. "J'ai été recrutée pour faire ce que j'ai toujours fait", lance-t-elle sans ambages. Les éditeurs pour lesquels elle a travaillé auparavant lui doivent de belles réussites : Le diable s'habille en Prada de Lauren Weisberger, la chick-lit et les polars francs-maçons d'Eric Giacometti et Jacques Ravenne ont contribué à redresser Fleuve noir. Chez Calmann-Lévy, elle a apporté Mange, prie, aime d'Elizabeth Gilbert, et surtout Le chuchoteur de Donato Carrisi. Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire de Jonas Jonasson, best-seller des Presses de la Cité, c'est encore elle...
55 titres par an
La première tâche à laquelle s'est attelée Béatrice Duval a été l'assainissement des finances. Cela passe d'abord par "une gestion plus rigoureuse de l'existant, avec des ratios tirage/mise en place plus raisonnables, afin de rester au plus près du marché ». Pragmatique, elle s'est rapprochée des représentants du CDE. "Je ne vais pas demander l'impossible. Mais le jour venu, quand j'aurai besoin qu'ils m'accompagnent, ils seront là car je ne les aurai pas embarqués dans des aventures inconsidérées." Le programme, lui, va évoluer progressivement. Elle a opéré un sérieux tri dans les contrats d'édition et supprimé la moitié des titres prévus pour 2013. Dans une production qui avoisinera les 55 titres par an, polars et romans féminins seront sa marque de fabrique. Dès l'année prochaine, elle va relancer la collection de romans policiers "Sueurs froides", avec des auteurs français et étrangers, au rythme de 6 titres par an, puis 8 ou 9. De plus, elle explique qu'elle a été "frappée de voir combien les livres étaient masculins : les héros des romans, des thrillers testostéronés, des documents très pointus... Il y avait très peu de livres dont les thématiques pouvaient attirer les femmes". Autodidacte et touche-à-tout, Béatrice Duval affirme aussi sa volonté de "renouer avec le romanesque à l'état pur. Denoël a une tradition littéraire de qualité, que je vais garder. Mais je pense que les gens ont envie d'histoires. Je veux une façon de raconter plus narrative et moins expérimentale, plus dans le story telling à l'américaine ». Tous les auteurs de la maison ne s'y retrouveront pas, mais d'autres sont dans la ligne, telle Chochana Boukhobza, et Béatrice Duval compte profiter des possibilités que peut lui offrir Gallimard. Elle travaille avec la maison mère sur le contrôle de gestion, le marketing, mais aussi l'éditorial. Les liens vont être resserrés avec Folio. Et, à la rentrée, elle publie le prochain roman de Tristan Garcia, Les cordelettes de Browser, qui lui a été proposé par l'éditeur Jean-Marie Laclavetine. Une sorte de fable fantastique et philosophique, qui n'aurait pas trouvé sa place dans le catalogue de la "Blanche". "Tristan Garcia incarne un renouveau dans l'inspiration, avec des référents que les jeunes ont aujourd'hui, et nous pas. C'est exactement ce que Denoël peut être », souligne Béatrice Duval. Et cela permet à Gallimard de garder son auteur dans le groupe.
Amorcer le redressement
Une nouvelle collection, déjà en gestation avant son arrivée, verra le jour en février 2013. Il s'agira de commandes à des auteurs pour écrire sur le moment où tout bascule dans la vie d'une personnalité. Gilles Leroy parlera de Nina Simone, Eliette Abécassis de Freud, Pierre-Emmanuel Scherrer du joueur d'échecs Bobby Fischer... Près de 4 titres par an sont prévus, sous la direction de Benoît Ruelle. En science-fiction, "Lunes d'encre" va bénéficier d'un lifting de ses quatrièmes de couverture et engager une réflexion sur une campagne commerciale en 2013 pour soutenir le travail mené par Gilles Dumay sur les blogs. "Denoël Graphic » continue sur sa lancée sous la direction de Jean-Luc Fromental. Côté non-fiction, les investigations minutieuses ne sont pas son fort, elle le reconnaît volontiers. Elle maintiendra pourtant la collection d'essais "Médiations". Quant à "Impacts", elle la réoriente sur la « narrative non-fiction ». Elle l'étoffe d'achats à l'étranger, surtout aux Etats-Unis, de documents de société et d'enquêtes journalistiques. D'une façon générale, il y aura aussi moins de livres liés au judaïsme : "Ça ne va pas s'arrêter, mais ce ne sera plus une clé d'entrée. » Les couvertures, elles, n'échapperont pas à une rénovation.
Béatrice Duval ne s'embarrasse pas de précautions, et sa porte reste ouverte. Aux nouveaux projets, aux départs et aux retours. Elle a reçu l'éditrice Florence Robert, partie en 2010, qui lui apportera une biographie de Chanel signée Marie-Dominique Lelièvre. Calée en littérature étrangère, elle n'a pas remplacé la responsable du secteur, Juliette Ponce, qui a repris début mai le domaine étranger de Buchet-Chastel. Les douze qui restent devront la suivre dans l'aventure. "Je demande un gros changement à l'équipe, j'en suis consciente. Mais c'est nécessaire. Je suis différente dans les lignes éditoriales que je développe, dans les façons de fonctionner et d'être." Elle a instauré une réunion hebdomadaire, le mardi, dans son bureau. Elle sait qu'elle sera jugée sur ses résultats. "Fin avril, nous sommes stables, la chute est enrayée", confie-t-elle. Objectif : "Se stabiliser sur 2012, amorcer le redressement en 2013 et accélérer la reprise en 2014." A la rentrée, elle envisage de donner un coup de peinture blanche sur les murs et d'installer un petit salon avec canapés et fauteuils à l'entrée de la maison.