« Le trouvère-guerrier de ce temps » : ainsi se qualifie Debord en 1976. Rares sont les remarques subjectives dans son œuvre colossale, et l’un des mérites de Guy Debord, un art de la guerre est de donner quelques pistes pour appréhender l’homme. Jeune homme provocateur, quasi-gourou en 1968, il rejettera les hommages trop vite dits et restera toujours un mentor indulgent pour les artistes qui formèrent la mouvante nébuleuse du situationnisme. Si l’ouvrage ne déroge pas à la pudeur que Debord cultivait vis-à-vis de sa biographie, on y découvre un sens de l’autodérision que sa postérité a souvent négligé.
Car il était joueur et amoureux de stratégie ; le jeu est la situation par excellence d’où surgit l’imprévu, l’arme essentielle du combat contre la société du spectacle. L’axe choisi par Laurence Le Bras et Emmanuel Guy, commissaires et directeurs de l’ouvrage, ne se place pas sur le même plan que l’excellent essai de Patrick Marcolini paru l’an dernier (1), et laisse le champ libre au livre sur le cinéma de Debord à paraître en avril (2). C’est selon ce double mouvement de la guerre et du jeu que sera cernée, par de multiples contributions et de très beaux documents, la somme qui a rejoint le département des Manuscrits de la BNF.
Un « art de la guerre », donc : c’est aussi d’art qu’il est question ici, de l’art refusé comme domaine pour mieux devenir un « moyen ». La contribution de Fabrice Flahutez sur son rapport au surréalisme ou celle de Tom McDonough sur sa vision de l’architecture montrent à quel point Debord faisait feu de tout bois, redonnant un sens personnel aux provocations dada comme aux tableaux de Bruegel. Il est frappant de constater à quel point il tisse sans le savoir des liens avec des courants qui paraissent lointains : sur un tract (car il fut aussi un graphiste de génie), il fait figurer Monroe au moment même où Warhol en commençait les sérigraphies…
Tel est le mérite de ce catalogue : donner à voir une pensée en aller-retour constant avec une époque désormais révolue. «Quand il sera mort, le système spectaculaire le récupérera à son gré », note Debord dans un autoportrait ironique et inédit, signé par un « Suisse impartial ». De fait, celui qui ne voulait pas d’auteur, pour qui le collage et le détournement étaient des méthodes d’écriture à part entière, celui qui avait couvert de sarcasmes la rétrospective que le Centre Pompidou lui avait consacrée en 1989, se trouve aujourd’hui propulsé au cœur de l’institution spectaculaire. Et le grand mérite de l’ouvrage est aussi de réfléchir à ce que signifie cette rétrospective. Le bel essai de Fanny Schulmann, notant que Debord, en classant ses archives, montrait « une sorte de fascination pour l’art de la mémoire », conclut que l’exposition est enfin l’occasion de montrer «un auteur faisant face à son époque », et que ce sont les lecteurs qui feront la valeur de ce fonds. Soit une situation nouvelle.
Fanny Taillandier
(1) Le mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle, L’Echappée, 2012.
(2) La fabrique du cinémade Guy Debord de Fabien Danesi, Fabrice Flahutez et Emmanuel Guy, Actes Sud, à paraître le 3 avril.