Celle qui parle est décédée de manière peu banale : ni coup de machette, ni coup de magie, nulle "expédition vaudou", elle est morte de sa belle mort. Peu banal en Haïti. La narratrice du nouveau roman de Makenzy Orcel, L’ombre animale, n’a fait qu’appliquer à la lettre le verset d’avertissement de la Genèse : "Tu es poussière et retourneras à la poussière." L’odeur en plus.
C’est la putréfaction qu’exhale le cadavre de la vieille qui a alerté les villageois et qui, pour ainsi dire, s’élève comme un cri de colère dans cette vertigineuse prosopopée relatant son destin de femme. Mais la Faucheuse était là bien avant d’avoir fauché : "La mort rôdait le jour comme la nuit avec son odeur d’oignon frit", avec la misère pour complice. "Les travailleurs de la terre et les marins rentraient avec des sourires à offrir à leur famille, souvent trop nombreuse, mais c’était jamais sujet à se plaindre", se souvient la narratrice. Elle ne pipait mot.
Aujourd’hui morte, seule ("ce qu’il y a de si affreux quand on meurt, c’est qu’on est complètement seul"), elle se lâche, se sent en verve. La défunte raconte sa propre famille : Toi, sa mère, "achetée pour une pitance", l’épouse subissant les assauts du viol matrimonial ; Makenzy, son père despote incestueux ; Orcel, son frère devenu mutique devant l’horreur d’une scène de décapitation et qui finit le corps criblé de balles. Pas d’histoire, pas d’intrigue, mais la tragédie de la répétition : filles vendues, épouses soumises, molestées. Et la généalogie du malheur de dessiner son paysage de violence et de déréliction avec ses mâles protagonistes abuseurs : l’Envoyé de Dieu, le prêtre qui a baisé toute la paroisse, les pères tyranniques et pédophiles…
Dans un premier roman, Les immortelles (Mémoire d’encrier, 2010, repris chez Zulma en 2012), Makenzy Orcel chantait déjà la condition "sans voix" des "putes de la Grand-Rue" de Port-au-Prince, une prostituée échangeait son corps contre les talents de plume de l’un de ses clients écrivain : ce dernier devait écrire un hommage à ses consœurs mortes captives dans les décombres du tremblement de terre qui avait ravagé l’île le 12 janvier 2010. On goûtait chez cet auteur né en 1983 une langue âpre et lyrique qui se déployait en courts chapitres. Ici la mélopée courroucée se déroule en une seule phrase, ponctuée par des retours à la ligne plutôt qu’un point, telles de brèves pauses pour reprendre son souffle. Oralité charnelle et références littéraires qui trahissent une curiosité universelle (Sôseki, Grisélidis Réal, Amos Oz), Makenzy Orcel, qu’il s’exprime par le vers ou la fiction, prouve avant tout qu’il est poète, et l’une des jeunes voix haïtiennes contemporaines les plus singulières. Sean J. Rose