Un trait sec qui ressemble à de la gravure, le noir abyssal de l'encre de Chine. Des portraits d'après photo mais surtout des arbres et des ciels, la nature dessinée sur le motif. Et ce mélange, cet « affrontement », dit Frédéric Pajak, de deux « langages hostiles », le dessin et le texte, chacun racontant sa propre histoire : voilà la forme unique de ce Manifeste incertain, ce grand livre à épisodes, voulu au départ sans fin, projet sans plan, mais rendez-vous annuel depuis 2012, qui s'achève pourtant avec ce neuvième volume. « Ébaucher une sorte de paysage d'un sentiment familier et secret : l'incertitude », telle était l'ambition de son auteur. Walter Benjamin -le volume 3, La mort de Walter Benjamin, a reçu le prix Médicis essai en 2014 -, Ezra Pound, Van Gogh (le seul volume qui soit pure biographie), André Breton, Nietzsche, Emily Dickinson et Marina Tsvétaïeva, dans un volume 7 couronné par le Goncourt de la biographie en 2019, ont déjà traversé ce Manifeste incertain.

C'est avec Pessoa que se clôt ce dialogue entre l'autobiographie, parfois sentimentale et ici très politique, marquée par la distance avec les idéologies et les utopies révolutionnaires, qui ont façonné intellectuellement la génération de Pajak né en 1955, et la libre biographie de poètes, de penseurs, de peintres, tous membres de cette famille de « ratés magnifiques vengés par la postérité ». Comment ne pas terminer avec le poète portugais aux multiples identités littéraires, le Lisboète aux 30 000 documents entassés dans une malle, presque tous inédits à sa mort à 47 ans, avec ce rêveur dissimulé sous le costume d'un employé de bureau sans relief, la figure même de l'incertain. Dans cet ultime chapitre, on trouve parmi les images les plus évocatrices, les planches inspirées par les souvenirs d'un voyage de Frédéric Pajak au Sahara, dans le désert du Hoggar. En réalité, une fuite à 20 ans où il est habité d'idées suicidaires. « J'allais comme un vagabond, à la fois désespéré et bienheureux. » À l'épreuve de notre « très grande petitesse », écrit-il citant Vauvenargues. La voûte étoilée, les dunes, figuratives et abstraites, le goût de l'oxymore... ce dernier manifeste contient tout Pajak, porté à son sommet.