A près dix ans de procédure, la Cour d’appel de Paris vient de trancher en faveur d’une brocanteuse, pour ce qui est de la propriété matérielle des manuscrits de Cioran retrouvés dans l’appartement de l’écrivain. Cioran, mort en 1995, avait laissé plusieurs liasses de documents. Et Simone Boué, sa compagne et héritière, avait donné à la bibliothèque Doucet les papiers de l’auteur. Décédée à son tour en 1997, la charge de ce don était revenue à Henry Boué, son frère. Lequel avait fait venir Simone Baulez, brocanteuse, pour débarrasser le deux pièces de la rue de l’Odéon ; ainsi que sa cave où avait été relégué un lot de vieux papiers… Parmi lesquels se trouvaient une trentaine de cahiers, dont le journal inédit de Cioran et divers états de De l’inconvénient d’être né. La brocanteuse avait mis le lot aux enchères, en 2005, au grand dam de la Chancellerie des universités de Paris (dont dépend la Bibliothèque Doucet), qui avait bloqué le tout, à défaut d’avoir noté l’importance, en temps utile, du contenu de la fameuse cave. Le tribunal de grande instance de Paris avait débouté la chancellerie en 2008, décision confirmée en appel en ce mois de mars 2011. Ce qui autorise à nouveau une vente publique, prévue sous forme d’un seul ensemble. L a propriété matérielle des manuscrits est réglée. Reste la question de la propriété intellectuelle. Le Code de la propriété du même nom donne la solution. Car son article L. 111-3 énonce : « La propriété incorporelle (…) est indépendante de la propriété de l’objet matériel. L’acquéreur de cet objet n’est investi, du fait de cette acquisition, d’aucun des droits prévus par le présent code (…). Ces droits subsistent en la personne de l’auteur ou de ses ayants droit qui, pourtant, ne pourront exiger du propriétaire de l’objet matériel la mise à leur disposition de cet objet pour l’exercice desdits droits. Néanmoins, en cas d’abus notoire du propriétaire empêchant l’exercice du droit de divulgation, le tribunal de grande instance peut prendre toute mesure appropriée ». Le principe est donc clair : la propriété matérielle du support d’une œuvre (manuscrit, fichiers d’images, toile, etc.) n’emporte en rien la propriété des droits d’auteur. La seule exception au principe d’indépendance entre propriété matérielle et propriété intellectuelle concerne le statut de certaines œuvres posthumes, divulguées après la chute de l’auteur dans le domaine public. À l’inverse, la cession de droits d’exploitation, qui nécessite la mise à disposition du support matériel, n’entraîne pas, sauf disposition contractuelle expresse, la cession de ce support matériel. Le principe d’indépendance des propriétés matérielle et intellectuelle met également à mal la croyance, assez curieusement répandue, selon laquelle le destinataire d’une correspondance en possède les droits intellectuels. En réalité, seul l’auteur de la correspondance est titulaire des droits. La propriété matérielle de lettres ne permet pas de les rendre publiques – elles gardent un caractère confidentiel – et encore moins de s’en attribuer les droits d’exploitation. Il est nécessaire d’obtenir l’autorisation du titulaire des droits intellectuels sur cette œuvre, titulaire qui, généralement, est l’auteur ou ses héritiers. Les écrits inédits de Romain Rolland sont ainsi à l’origine d’un ancien mais toujours célèbre conflit ayant mis à mal l’éditeur Simon Kra. Celui-ci s’était procuré cinq lettres, qu’il avait mises en vente en en reproduisant des extraits dans le catalogue. Les « attendus » du tribunal sont éloquents tant pour ce qui concerne le droit d’auteur que le droit de l’information : « Attendu que si le destinataire d’une lettre missive peut transmettre la propriété de l’élément matériel qu’elle comporte, il ne s’ensuit pas qu’il ait le droit de disposer à son gré de l’élément intellectuel, c’est-à-dire de la pensée de l’auteur et de son expression ; que celui-ci peut seul en autoriser la publication, que la correspondance soit confidentielle ou non ; qu’en effet, dans le premier cas, il existe entre l’expéditeur et le destinataire une sorte de pacte tacite que l’un d’eux ne peut rompre sans le consentement de l’autre ; qu’au surplus, pour des raisons de moralité, il ne convient pas de livrer à la malignité publique les secrets des familles ou les appréciations émises par des individus quand elles ont un caractère strictement personnel et que leur divulgation est de nature à causer préjudice ; que la solution ne saurait être différente en ce qui concerne les lettres non confidentielles versées au débat ; que l’auteur y développe ses théories littéraires et sociales, qu’ayant créé dans ses écrits une valeur intellectuelle, il demeure propriétaire du droit de les reproduire quand bon lui semble ». Et voilà comment Cioran rencontre l’inconvénient d’être matériellement bientôt à Drouot, tandis que les droits d’édition sont en d’autres mains.