"Chaque être humain est un Texte", souligne l’un des personnages de L’échelle de Jacob. Ludmila Oulitskaïa approfondit sa veine romanesque pour livrer une fresque, digne d’une tragédie classique à la Tolstoï. L’auteure de Sonietchka (Gallimard, prix Médicis étranger 1996) ou de Sincèrement vôtre, Chourik (Gallimard, 2005) trempe cette fois sa plume dans une malle en osier, contenant un trésor inespéré : les lettres de ses grands-parents, s’étalant de 1911 à 1936. Soit "un quart de siècle d’amour, d’amitié, de mariage" et de rêves brisés par le rouleau compresseur de la vie et de l’Histoire. Une matière littéraire qu’elle malaxe, telle une pâte à modeler, pour donner naissance à des êtres de chair et de papier.
Maroussia possède une sacrée personnalité. "Elle mettait tout le monde sens dessus dessous. Elle était si talentueuse, si rayonnante, et elle n’en faisait qu’à sa tête." Cette avant-gardiste, spécialiste de la danse rythmique et artistique, se distingue aussi par ses convictions intellectuelles et politiques révolutionnaires. "De la liberté et de l’énergie, du naturel et de l’audace. C’était ce qui lui fallait." Voilà précisément ce que lui offre Jacob, un être cultivé et sensible, dont elle tombe éperdument amoureuse. "Le destin avait voulu que toute sa jeunesse elle soit l’épouse d’un seul homme, mais intellectuellement, elle était une femme libérée, une femme moderne, émancipée."
Leur bonheur est comblé par l’arrivée d’un fils. Mais en Union soviétique, on ne peut guère s’isoler dans sa bulle, qui peut imploser à tout moment en raison des soubresauts sociétaux. Maroussia et Jacob espéraient s’unir pour la vie. La guerre et la sévérité du régime en décident autrement. "Ils avaient vécu un amour comme il n’en existe que dans les romans." Un amour mis à rude épreuve par la multiplication des séparations déchirantes. "Les gens ont bien quelque chose qui les fait vivre…", écrit Jacob du fin fond des camps du goulag.
"Le passé ne disparaît pas, il ne fait que descendre dans les profondeurs." Nora, la petite-fille de ce couple mythique, essaye de le reconstituer au fil des échanges désespérés de Maroussia et de Jacob. Elle-même s’accroche à sa passion pour le théâtre et pour Tanguiz, un homme qui l’aimera toujours par intermittence. Là aussi, c’est un parcours de femme qui navigue entre ses joies et ses drames.
Ludmila Oulitskaïa déploie tout son souffle talentueux pour faire vivre de multiples personnalités tortueuses ou savoureuses. Leur défi ? Avant tout rester debout, malgré tout. Plus qu’un fil rouge, la correspondance de ses grands-parents constitue un vrai tissu narratif. Elle traverse les événements historiques russo-soviétiques, jusqu’à plonger dans les tréfonds de l’âme humaine. "Le monde est un livre que nous sommes seulement en train d’apprendre à déchiffrer." Kerenn Elkaïm