La parole abîmée. Il suffit de quelques pas en ville pour s'en convaincre : nous ne marchons plus droits mais courbés, les yeux rivés sur l'écran de notre smartphone, inattentifs au monde qui nous entoure, de sorte qu'un ami, un collègue, une connaissance pourrait nous frôler sans que nous nous rendions compte de sa présence, sans que s'engage une conversation. Une même indifférence semble grignoter d'autres précieux moments de sociabilité : combien de salariés déjeunent-ils aujourd'hui en tête-à-tête avec leur portable, combien d'échanges sont-ils perturbés par un téléphone qui vibre, un écran qui s'allume, une notification dérobant l'attention de celui ou celle à qui elle est destinée ? Depuis ses premiers pas en sociologie, David Le Breton étudie le corps en lien avec son environnement, un lien bouleversé depuis une trentaine d'années par la rupture anthropologique induite par la révolution technologique. Au cœur de ce lien, la parole, « à la racine de l'humanité », paradoxalement abîmée par l'émergence de la société de communication. « À la différence de la conversation, la communication est une fabrique d'amnésie. Elle est aussitôt oubliée tant elle ne cesse de couler sans fin. » En quête de reconnaissance, l'individu parle pour parler au moyen d'un objet dont il ne peut plus, désormais, se passer, tant les moindres détails de ses vies pratique et sociale dépendent de lui. « Le smartphone est l'instrument royal de l'hyperindividualisation du lien social de nos sociétés contemporaines, il conforte l'individu dans le sentiment qu'il fait un monde à lui tout seul et que les autres sont à sa disposition, convocables et congédiables à tout moment. »
À lire La fin de la conversation ?, on doute parfois de l'utilité du point d'interrogation présent dans son titre, tant le tableau dressé par David Le Breton semble, dans certaines pages, désespéré. Si le lecteur peut regretter quelques absences de nuances, la fluidité du propos associée à la peinture de scènes désormais ordinaires interpelle, bouscule et questionne l'avenir de nos interactions avec ceux qui nous entourent. En 1986, Jean Baudrillard écrivait dans Amérique : « Le nombre de gens ici qui pensent seuls, qui chantent seuls, qui mangent et parlent seuls dans les rues est effarant. Pourtant ils ne s'additionnent pas. Au contraire, ils se soustraient les uns les autres, et leur ressemblance est incertaine. » C'était avant l'arrivée du portable dans notre quotidien qui, en se présentant comme « le remède à l'isolement », perpétue cette illusion de s'additionner aux autres, sans pour autant faire corps avec.
La fin de la conversation ? La parole dans une société spectrale
Métailié
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 15 € ; 128 p.
ISBN: 9791022613750