Dans Paiement accepté (Denoël Graphic, 2017), son deuxième album après une adaptation en noir et blanc du chef-d'œuvre de David Vann, Sukkwan Island (Denoël Graphic, 2014 ; Folio, 2016), Ugo Bienvenu situait son récit dans un futur proche sans que cela influence significativement sa peinture aussi cruelle qu'intemporelle des milieux du cinéma (1). Cette fois, le dessinateur formé à l'école Estienne, à celle des Gobelins et au Californian Institute of Arts place en 2055 une histoire emblématique du renouveau récent d'une BD de science-fiction politique un peu oubliée depuis les œuvres emblématiques de Druillet, de Mœbius et des auteurs rassemblés autour de la revue Métal hurlant dans les années 1970 et 1980.

Dans un style désormais affirmé, conjuguant réalisme du trait, stylisation des décors et couleurs volontiers pop, Ugo Bienvenu imagine la data de l'humanité devenue si volumineuse qu'elle ne peut plus être conservée dans son intégralité. Pour garantir le partage de photos ou de vidéos personnelles sur Instagram ou Youtube, il faut libérer de l'espace de stockage et éliminer des pans entiers du patrimoine culturel. Un corps de juges spécialisés s'y emploie, qui peut exceptionnellement laisser sauvegarder les œuvres de Victor Hugo tout en ordonnant la liquidation de celles du poète britannique Auden, ou tous les fichiers afférents à 2001 : l'odyssée de l'espace, dont le film, certes culte mais dont le taux de consultation végète à 0,0000012 %.

Employé dans ce service d'éradication des archives, Yves brave les interdits pour en sauver certaines. Il les stocke clandestinement dans la mémoire de Mikki, son robot domestique qui a aussi la particularité, grâce aux progrès de la gestation pour autrui, de porter l'enfant d'Yves et de sa femme. Lorsqu'Yves est démasqué, le couple prend la route pour se réfugier dans une bastide perdue en Auvergne. Mais un accident laisse le robot seul en charge d'Isi, la fillette dont la naissance a été précipitée par le choc. Tandis que les autorités cherchent à les localiser, Mikki va s'employer pendant dix ans, de Musset et Rimbaud à Jean-Jacques Goldman, à réimplanter dans la mémoire aléatoire, c'est-à-dire humaine, d'Isi les données qui lui ont été confiées. Un processus à la fois mélancolique et merveilleusement poétique.