Jadis, les écrivains mettaient plutôt le cap vers le sud, en quête d'îles édéniques, de gais tropiques, de moiteurs languissantes. Façon Baudelaire. Aujourd'hui, leurs épigones semblent éprouver, à rebours, une fascination grandissante pour le Grand Est, les immensités inviolées de l'ancienne Union soviétique. Ce sous-continent désigné en gros par les béotiens sous le nom de Sibérie - à tort, comme on le verra. Eric Faye et Christian Garcin, qui font partie de ce mouvement monolithiquement incorrect, de ce "Drang nach Osten », ont déjà consacré quelques livres à leurs glaciales expéditions, l'un dans le Transsibérien, l'autre en Mongolie ou sur les bords du lac Baïkal. Les voici qui associent forces et talent dans un curieux récit de leur voyage de l'été 2010, de Iakoutsk à Vladivostok, non sans avoir remonté (ou descendu, on ne sait plus trop), le cours de la Lena, rivière qui se jette dans la mer des Laptev, bien au-delà du cercle polaire arctique. Brrr. Ce qu'il y a d'épatant, ici, ce n'est point seulement l'aspect "carnet de voyage" : impeccable, minutieux, pittoresque, pince-sans-rire, grâce auquel, outre le dépaysement induit par ce genre de littérature, on apprend plein de choses indispensables. Par exemple, que Iakoutsk est la capitale de la Iakoutie ; que Tiksi semble avoir été cryogénisé sous l'ère soviétique et ne pas avoir décongelé ; qu'on peut mener - qui l'eût cru ? - la dolce vita >à Khabarovsk, sur l'Amour ; ou qu'au Birobidjan, la "région autonome juive » créée en 1928 par Staline puis décimée par ses soins, il ne reste plus aujourd'hui que 4 000 Juifs, soit 5 % de la population. Avant d'achever notre périple à Slavianka, dans le golfe Pierre-le-Grand, aux confins avec la Corée du Nord et la Chine, on croise les ombres du grand Jef Kessel et du mythique Yul Brynner, natif de Vladivostok, ville, semble-t-il, d'une incroyable mocheté.
Tout ce qu'on nous décrit, d'ailleurs, est assez moche, plat, monotone, voire déprimant. Mais il y a, chez nos deux cicérones, une espèce de masochisme de l'ennui, d'"esthétisme du déglingué », le tout transcendé par la bienheureuse "ivresse du voyage en lui-même », chère à Flaubert.
Mais le plus original, dans ce livre, c'est qu'il n'est pas écrit à quatre mains, plutôt à deux, ou même à une. Faye & Garcin se sont en effet fondus en un seul narrateur qui raconte son périple à la première personne, glissant ici ou là un titre ou une histoire de l'un ou de l'autre. Comme si les Dupondt avaient appris l'art du copier-coller, ça divague et ça digresse, les phrases serpentent au rythme de la Lena. On admire le tour de force de nos amis, en se demandant comment Baudelaire aurait pu faire de la poésie avec permafrost, taïga et toundra, tout en dégustant des "intestins de poulain à la sauce aigre-douce ».