Résistant et compagnon de la Libération, membre honoraire de l’ordre de l’Empire Britannique, Grand croix de la Légion d’honneur, galeriste, militant homosexuel, historien, Daniel Cordier est décédé tout juste centenaire à Cannes le 20 novembre à Cannes.
Le destin de ce bordelais, monarchiste, antisémite, et catholique, passé par l’Action française et le Cercle Charles-Maurras, a complètement dévié en juin 1940 quand il s’engage dans la France Libre par rejet de l’armistice et par patriotisme. La défaite de la France face au nazisme le place du côté des adversaires de Pétain. Daniel Cordier, désormais membres de Forces françaises libres du Général de Gaulle, devient lieutenant dans le bataillon de chasseurs et entre au Bureau central de renseignements et d’action. Parachuté dans le centre de la France, il atteint Lyon et entre au service de Jean Moulin. Baptisé Alain, comme le philosophe, il dirige le secrétariat de Moulin et en devient l’un de ses proches. S’ils se savent surveillés, ils discutent d’art moderne. Cordier découvre alors le monde qui remplira sa vie d’après-guerre… Son travail abouti à la création en mai 1943 du Conseil national de la Résistance.
Un silence de trente ans
Intellectuellement, il rompt avec son passé royaliste et maurassien, se rapprochant d’un socialisme humanisme, plus proche des idées de son mentor. A la sortie de la guerre, il refuse cependant tous les honneurs et décide de se taire sur la période si fondatrice pour lui. Il se lance dans son nouveau métier, avec l’ouverture d’une galerie à Paris (puis à New York et Francfort) et un talent certain dans le milieu des marchands d’art. Ami de Roland Barthes, passionné par l’œuvre d’André Gide, il lance de nombreux artistes et collectionne les grands talents de l’art moderne de l’époque. Il donne l'ensemble de sa collection au Centre Pompidou à la fin des années 1980 (Daniel Cordier : le regard d'un amateur sous la direction de Viviane Tarenne, éd. Centre Pompidou, 2005).
A l’écart de toutes les commémorations, c’est un livre qui va réveiller en lui le désir d’écrire. Henri Frenay le traite d’incompétent et de mégalomane dans La nuit finira (Robert Laffont, 1963), puis déboulonne la statue de Jean Moulin dans un livre, L’énigme Jean Moulin (Robert Laffont, 1977), en le faisant passer pour un agent communiste. Daniel Cordet décide de rétablir la vérité face aux calomnies en entreprenant un travail d’historien minutieux.
La bataille de la vérité
"J’étais en marge de tous ces débats sur la guerre, sur la Résistance. Mais là, Frenay allait trop loin. Sous-entendre que Moulin avait été un espion soviétique, cela m’a mis totalement hors de moi. Car, voyez-vous, on peut porter tous les jugements qu’on veut sur les gens, les apprécier ou pas, discuter du rôle qu’ils ont eu dans l’Histoire, tout ça je suis d’accord. Mais il y a une chose avec laquelle on ne peut pas transiger, c’est la vérité. Et là, ce qu’il disait, c’était tout simplement un mensonge. Je ne l’ai pas supporté" expliquait-il au Monde il y a deux ans.
Sans le savoir, il va donner un nouvel éclairage sur l’histoire de la Résistance. Il rejette toute subjectivité, du témoignage oral à ses propres souvenirs. La mémoire humaine est imparfaite, ce qui n’est pas le cas des archives et des documents, dont certains sont en sa seule possession.
A partir de 1983 et jusqu’en 1999, Daniel Cordier publie Jean Moulin et le Conseil national de la Résistance (CNRS), Jean Moulin. L’Inconnu du Panthéon (en trois tomes, Lattès, 1989-1993), et Jean Moulin. La République des catacombes (Gallimard, 1999).
Cette reconstitution admirable, mettant aux grands jours les conflits internes, les rivalités, les oppositions politiques des Résistants, a été loué par les historiens et les chercheurs, mais fait naître aussi de nombreuses rancœurs chez les anciens Résistants, qui avaient « refait l’Histoire ». D'autres y voient une glorification de Jean Moulin et un simple règlement de comptes avec Frenay.
Le combat intime
En 2013, il poursuit sa réflexion sur la mémoire de la Résistance dans la France de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle avec De l’Histoire à l’histoire (Gallimard, coll. « Témoins »). Il y écrit: "Ma génération est la dernière de l’histoire de France. Après, ce sera l’histoire de l’Europe…"
En 2009, il se résout à écrire sur lui-même, en utilisant ce journal intime qui ne le quitte plus depuis près de 80 ans. Dans les 900 pages d’Alias Carcalla : mémoires 1940-1943 (Gallimard, 75000 exemplaires vendus), il révèle son homosexualité et sa facination pour André Gide: "Gide, protestant hédoniste, cultivait ses contradictions et prônait l’individualisme anarchique combattu par Maurras. Je n’éprouvais nul déchirement à ce paradoxe. Au contraire, chacun de ces principes exaltait une tendance extrême de mon caractère : passion de l’autorité et ivresse de la volupté". Il reçoit le Prix littéraire de la Résistance, le Renaudot essai, le Prix Nice-Baie des Anges et est sélectionné au Goncourt. Il revient à son ennemi intime : "Henri Fresnay disait à tout le monde, que puisqu’ayant été le secrétaire de Jean Moulin, j’étais la preuve que celui-ci était homosexuel. En vérité, il s’agissait de vieilles querelles remontant à la guerre interne à laquelle, pendant toute l’Occupation, se sont livrés les résistants de France et ceux basés à Londres avec le général de Gaulle", expliquait-il à Libération.
"Résister aujourd’hui, c’est rester libre ! "
Dans son journal de jeunesse, Les Feux de Saint-Elme, paru en 2014 chez Gallimard, il raconte ses premiers émois sentimentaux, sensuels et sexuels dans son pensionnat religieux. "La haine à l’égard de l’homosexualité était terrible" rappelle-t-il. Entre Dieu qui juge et l’homophobie de l’époque jusque dans les élites intellectuelles (l’homo était forcément collabo, même Sartre le disait), le résistant gay a été effacé de l’Histoire. Résistant un jour, résistant toujours : Daniel Cordier, sur la fin de sa vie, militera pour tous les combats LGBT, notamment en faveur du mariage pour tous. "Je me suis battu pour la liberté. Et la liberté, c’est aussi celle de faire ce qu’on veut avec son corps et avec son sexe. C’est très important."
Infatigable, Daniel Cordier écrivait ces dernières années le deuxième tome de ses Mémoires.
Ses archives personnelles sont conservées aux Archives nationales.
Agé de 100 ans, le grand résistant Daniel Cordier, compagnon de l'Ordre de la Libération, vient de nous quitter. Il avait fait don au @museeML il y a quelques temps du livre d'art que Jean Moulin, son "patron" dans la Résistance, lui avait offert. pic.twitter.com/nBmUIPnjht
— Musée de la Libération de Paris-Leclerc-Moulin (@museeML) November 20, 2020