Pour le narrateur du nouveau livre de Patrick Deville, il y a clairement un avant et un après Henri Mouhot, "à tel point que l'Histoire pourrait ici remplacer 1860 par l'année-Mouhot, l'année zéro, à partir de laquelle tout événement serait daté en av. HM ou apr. HM ». Quel est donc cet homme qui s'est substitué au comput chrétien ? Un aventurier et chasseur de papillons, "un de ces savants héritiers des Lumières, à la fois entomologiste, botaniste, hydrographe, archéologue", qui un jour de l'an 1860 découvrit au coeur de la jungle khmère les temples d'Angkor. Une civilisation à son apogée au XIIe siècle, devenue âge d'or psychologique et identitaire des Cambodgiens et à laquelle le pays - des rois sous tutelle de l'Indochine française au prince rouge Sihanouk en passant par l'Angkar, l'"Organisation" révolutionnaire de Pol Pot - n'a cessé de se référer. Kampuchéa clôt un cycle de littérature de voyage, initié en 2004 avec Pura Vida, où s'entrelacent vies d'explorateurs de l'ère coloniale et observations du narrateur globe-trotter contemporain. Genre tout à fait singulier où l'on croise le baroudeur yankee du XIXe siècle William Walker, qui se fit élire président du Nicaragua (Pura Vida, Seuil 2004), ou encore l'aristocratique explorateur Savorgnan de Brazza, le fondateur de Brazzaville (Equatoria, même éditeur 2009)... Avec Kampuchéa, Deville nous transporte en Extrême-Orient : à Phnom Penh, à Bangkok, à Hô Chi Minh Ville, l'ex-Saigon... On y croise aussi bien des personnages historiques que des écrivains ou héros fictifs : Garnier et Doudart de Lagrée, les promoteurs du rêve français d'Indochine, mais aussi Mayrena, le roi des Sedangs, évoqué dans les Antimémoires de Malraux. Hommage à Conrad, Graham Greene, Loti ou Farrère, Kampuchéa est avant tout une "entreprise braudélienne" par laquelle est mis en perspective le procès des hommes de Pol Pot. Deville a voulu replacer la tragédie cambodgienne dans toute l'épaisseur de l'histoire d'un pays qui fut à la fin du XIXe siècle quasi dépecé par ses puissants voisins thaï et vietnamien avant d'être colonisé par la France. Entre la découverte par Mouhot des vestiges d'Angkor et les tribunaux internationaux constitués pour juger les génocidaires du peuple khmer, c'est un siècle et demi de tragédie cambodgienne qui a culminé dans l'horreur absolue. 17 avril 1975 : arrivée au pouvoir des Khmers rouges, villes complètement vidées, camps de torture, table rase du passé, un ou deux millions de disparus en moins de quatre ans. Le narrateur enquête sur fond de procès Douch, le tortionnaire du camp S-21. Aucune réponse bien sûr, mais un constat glaçant : la terreur loin d'être le contraire de la vertu en est souvent le bras armé. Pis, la culture est dévoyée en complice. Exilés à Paris, Pol Pot, le frère numéro un, et ses amis les autres "frères numérotés", avant d'adhérer au marxisme, ont biberonné à Rousseau et aux philosophes des Lumières. A son procès, Douch, devant une assemblée perplexe, récite Le loup d'Alfred de Vigny
D'Angkor à l'Angkar
Patrick Deville clôt son cycle de récits de voyage, initié en 2004 avec Pura Vida, et nous transporte en Asie du Sud-Est avec une histoire contemporaine du Cambodge sur fond de procès des Khmers rouges.