Cioran aurait eu 100 ans au printemps dernier. Né le 8 avril en 1911 en Transylvanie, à l'époque province de l'Empire austro-hongrois, l'écrivain roumain de langue française eût souri d'une quelconque commémoration - qu'est-ce qu'un siècle au regard du "silence éternel des espaces infinis" ! >Dans le même temps, son centenaire est resté discret. Aussi sa parution en "Pléiade" ce mois-ci vaut-elle toutes les célébrations. Tombeau en papier bible qui n'aurait pour le coup pas déplu au fils de pope orthodoxe et grand lecteur de Pascal et des mystiques espagnols. Le volume dirigé par Nicolas Cavaillès, auteur d'un Cioran malgré lui : écrire à l'encontre de soi (CNRS éditions, 2011), réunit les oeuvres en français du penseur roumain : de Précis de décomposition (1949) à Aveux et anathèmes (1987) en passant par Syllogismes de l'amertume (1952) ou De l'inconvénient d'être né (1973)... Autant dire tout ce qui a fait qu'Emil Cioran est devenu simplement Cioran, cet éternel dandy du désespoir.
Quand il arrive en France en 1937 grâce à une bourse de l'Institut français des hautes études de Bucarest, le jeune philosophe a déjà publié. L'oeuvre écrite dans sa langue maternelle compte cinq livres dont Le crépuscule des pensées qui sera rédigé à Paris. E. M. Cioran est alors influencé par son professeur de logique Nae Ionescu et le trairisme, la version roumaine du vitalisme qui exalte l'énergie vitale sur les mornes ratiocinations de l'intellect. La prose des débuts, explique Nicolas Cavaillès qui a étudié le roumain pour mieux comprendre la genèse de l'oeuvre éclatée de cet "écrivain de l'inconfort", est encore "d'un lyrisme cru, avec des accents nietzschéens". Forme et fond pour ce philosophe antisystématique ne font qu'un et se déploient dans l'écriture, "le style comme aventure". Un jour qu'il traduit un texte de Mallarmé en roumain, Cioran se rend compte du vain combat qu'est de faire passer une idée d'un idiome à l'autre. Aphorismes ou essais plus longs, c'est dans la langue de Molière, ou plutôt celle des moralistes tels La Rochefoucauld ou Chamfort, que la pensée de Cioran naît à elle-même. Le français qu'il utilise comme une "camisole de force" l'obligera à acérer sa pensée, à aiguiser ce regard qu'il détourne définitivement des ardeurs de l'engagement - "Généalogie du fanatisme", le premier chapitre de Précis de décomposition, >son tout premier livre en français paru en 1949, proclame la mise à distance désenchantée qui fut l'effort d'une vie. La virulence change de camp, et tout se passe comme s'il eût tourné le tranchant de ses mots contre soi-même, "l'escroc du gouffre" est aux prises avec un ego qui regimbe parfois devant l'acceptation du néant. Contempler cette noirceur d'abîme, il le faut bien pourtant ; une méthode inaugurée en 1956 dans la Tentation d'exister le lui permettra : "penser contre soi".
Si Cioran est un pessimiste non dénué de coquetterie - d'aucuns lui reprochent certaine superficialité -, ce volume, grâce à un appareil critique allant aux sources de cette pluralité d'écritures fragmentaires, rend justice à la subtilité d'un esprit paradoxal. On y goûte ses lectures de Valéry, Caillois ou Joseph de Maistre, et un sens de l'humour consommé : "Je prends une résolution debout ; je m'allonge - et l'annule."