"Un monde zans mystère est comme un tableau zans zombres." Rushdie préfère précisément s’immerger au cœur de cette matière chaotique, nébuleuse ou impalpable. Après sa fable Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, il est de retour là où on ne l’attend pas: dans un roman moderne à l’humour grinçant. "Les Golden se prenaient pour des Romains. Mais ce n’était que dans leur imagination." Ce quatuor masculin se compose d’un père et de ses trois fils, qui se rebaptisent pompeusement Néron, Petya, Lucius Apuleius et Dionysos. Tout un programme!
D’où sortent vraiment ces étrangers, kitchissimes et richissimes, qui rêvent de se réinventer en Amérique? Primo Levi n’estimait-il pas que "l’effet le plus immédiat de l’exil, du déracinement, c’est la prévalence du faux sur le vrai". Intrigants à souhait, les Golden ne peuvent que susciter la curiosité de leur voisin belge, René Unterlinden. Aussi se met-il à imaginer le scénario de leur vie. Le patriarche, Néron, incarne à ses yeux "un homme très amoureux de l’idée de sa propre puissance". Il l’exerce également au sein de son clan.
On se croirait presque dans un soap opera clinquant, à la Dallas, si ce n’est qu’il s’agit d’une critique acerbe de la société américaine. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur l’élection d’Obama. Un symbole fort face à "tous ces Noirs abattus chaque jour en Amérique en criant qu’ils méritaient de vivre, mais [on] sentai[t] aussi la fureur de l’Amérique blanche contrainte de supporter un Noir à la Maison-Blanche". L’obsession du billet vert, des armes à feu ou de Dieu déforme les esprits. Ainsi, Rushdie étudie-t-il une fois de plus le comportement des hommes face aux événements sociopolitiques ou culturels actuels.
"Qu’est-ce que l’héroïsme de nos jours ? Qu’est-ce que la bassesse ? Un nuage d’ignorance nous a aveuglés…" Comment influence-t-il l’identité familiale, amoureuse, sexuelle ou individuelle? "Certaines questions sans réponses continuaient à flotter dans l’air, des mystères non résolus." L’ironie philosophique sied bien à sir Salman Rushdie, qui aime souligner: "Nous sommes les vivants et donc nous devons vivre." K. E.