23 février > Roman Argentine > Carlos Bernatek

Leopoldo Malachek alias Poli, l’un des deux personnages principaux de Rancœurs de province, le deuxième roman traduit en français après Banzaï (L’Olivier, 2014) de Carlos Bernatek, porte le prénom d’un Habsbourg qui fut "roi de Prague". Empruntant des éléments à sa propre biographie, l’écrivain argentin dont les grands-parents ont fui la Tchécoslovaquie dans les années 1920, imagine les mésaventures d’un quinquagénaire fils d’immigrants tchèques, vendeur de livres en porte-à-porte qui quitte son foyer après avoir découvert l’infidélité de sa jeune femme et s’enkyste dans une ville où il est embarqué dans des affaires louches. En montage parallèle, le roman suit la trajectoire de Selva, une jeune femme de 25 ans débarquant seule dans une modeste station balnéaire de la côte atlantique pour tenir un bar encore en travaux pour le compte d’un propriétaire absent. Poli et Selva : deux Argentins de la classe populaire qui ont laissé derrière eux la ville et leur passé, et doivent tenter de relancer leur vie dans des lieux inconnus et hostiles. Danel, ville fictive à l’intérieur des terres où échoue Poli, est écrasée par une "chaleur criminelle". "C’était un lieu d’une autre époque, plein d’attentes que le temps avait déçues, une colonie agricole de gringos prévue pour évoluer en ville prospère, espoir qu’on devinait à peine à présent et qu’aucun avenir ne confirmerait jamais." Dans la station côtière dont les maisons précaires ont l’air "en chantier perpétuel" et où Selva s’est installée dans l’arrière-boutique ou débarras du bar, le sable s’infiltre partout. Escrocs déguisés en évangélistes, magouilleurs et abuseurs de tous calibres imposent leur loi dans ce décor à deux faces, l’une ripolinée et l’autre misérable, l’une accueillante et l’autre brutale.

Si Carlos Bernatek ménage quelques moments burlesques - la filature de l’amant, le pote "expert en souffrance" dans le rôle du conseiller conjugal… -, son tableau de l’Argentine profonde dépeint une âpre fatalité sociale. Pigeons captifs, comme coincés dans un cul-de-sac, les deux personnages bâtissent sur leurs pulsions des fictions qui les aident à échapper à leur condition de vaincus.

Véronique Rossignol

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