Il n’est pas rare que la littérature s’invite à table. Du Banquet de Platon, où Socrate devise de l’amour, au Festin de Babette de Karen Blixen, où une cuisinière française convertit les protestants danois à la luxuriance de ses plats, en passant par le marquis de Norpois dans A la recherche du temps perdu qui abreuve ses hôtes d’anecdotes, sans oublier bien sûr la rabelaisienne gourmandise de Gargantua, la bonne chère rencontre les bons mots. Si la fourchette se fait plume pour décrire les titillations du palais et les joies des papilles, les repas sont aussi l’occasion de parler d’autre chose que du menu. Le narrateur du nouveau roman de Marie NDiaye, La Cheffe, roman d’une cuisinière, a l’ambition d’écrire la biographie de celle qu’il aime et admire, la vedette d’un nouveau genre de cuisine. Vol-au-vent aux huîtres de Camargue, soupe de praires et d’asperges vertes, ris de veau flambé à l’armagnac, et le "fameux gigot en habit vert" avec son "enveloppe d’oseille et d’épinards" auquel est à jamais associé le nom de la star du restaurant La Bonne Heure, l’incontournable institution bordelaise : c’est une gastronomie inventive mais sans fioritures, "à l’os", une esthétique de l’épure où le goût se dessine avec rigueur et non sans une certaine sécheresse. Le biographe, voire l’hagiographe - il avoue vouloir faire "une Vie de saint" - a servi "la Cheffe" aux fourneaux sans jamais réussir à devenir lui-même maître queux ou amant du cordon bleu. Il retourne à la jeunesse du sujet de son enquête. Ses parents étaient modestes, d’un milieu agricole, où l’amour ne s’exprime pas tant par l’effusion des caresses que par la rudesse de l’honnêteté, alliant "la stoïque cohérence et la bonté", "cette manière récalcitrante, sauvage et cependant parfaitement paisible […] de vivre en société". Est-ce de là que lui vient sa détestation des compliments, "son vieux sentiment d’aversion devant l’intérêt qu’on pouvait porter à sa vie" ? Sa difficulté à rencontrer les journalistes, à se raconter ? Adolescente, sa scolarité à peine achevée, elle loue ses services comme employée de maison chez les Clapeau, insatiables gourmets. Elle y découvre auprès de leur cuisinière les rudiments de la cuisine bourgeoise et élabore chaque soir dans son lit une manière de contre-cuisine. "Elle dressait mentalement des listes de menus, de plats parfaits, de corrections à ceux dont elle avait mangé." Déjà l’intuition d’un art culinaire qui la propulserait au faîte de la gloire, mais il y aurait aussi une ombre au tableau de la belle table : sa fille, son malheur, l’incarnation d’une aigre anarchie dans le goût si bien ordonné de la Cheffe.
Le nouveau livre de l’auteure de Ladivine (repris en Folio) est un roman sur l’art culinaire qui porte surtout sur l’art d’écrire. Chaque fois qu’on y lit le mot "cuisine", on est tenté de lire "littérature" : la cuisine de l’héroïne ressemble fort à la manière, à la fois substantielle et précise, d’une écrivaine aussi taiseuse que son personnage. Marie NDiaye nous sert un austère régal. Sean J. Rose