L’éthique, c’est la place que j’accorde aux autres et ça se voit dès que je mange." La petite étincelle dans le regard traduit la vivacité d’esprit. Pour une philosophe, c’est rassurant. Corine Pelluchon parle avec précision. Les idées et les concepts qu’elle accompagne de gestes comme pour les matérialiser s’enchaînent avec évidence dans la conversation. Pour elle, manger c’est faire de la politique. "Quand on mange, on est en rapport avec les autres, tout simplement parce que notre rapport aux nourritures est lui-même une position dans l’existence qui relève de l’éthique."
Une expression de son nouvel essai Les nourritures traduit bien cette approche phénoménologique. Il s’agit de "vivre de". "On ne se nourrit pas que d’aliments, on se nourrit aussi d’idées, de sentiments, de travail, de lumière, de promenade et d’amour." D’ailleurs, cette fille d’agriculteurs ne mange ni viande ni poisson depuis douze ans. Elle a trop vécu auprès des animaux dans sa Charente natale pour vouloir les dévorer. Depuis, elle s’est engagée pour améliorer leur condition de vie.
"J’ai trois passions : les langues vivantes, l’écriture et les animaux." A 14 ans, elle lit Nietzsche. Plus tard, elle traduit Leo Strauss sur lequel elle a fait une thèse remarquée. Puis elle professe l’éthique médicale en anglais pendant un an à la Boston University. Elle y serait bien restée. Finalement, après un poste à Poitiers, elle enseigne depuis deux ans la philosophie à l’université de Besançon. "Je fais de la philosophie politique. Qu’il s’agisse de l’environnement, de l’animalité, de l’éthique ou de la morale, j’observe ces champs dans la philosophie politique. C’est pourquoi, lorsque j’aborde les nourritures, je traite aussi de la faim, de la malnutrition, de la boulimie ou de l’anorexie."
Un geste de générosité
Celle qui s’est choisi Levinas, Derrida et Ricœur pour grands-pères philosophiques a vécu l’expérience du deuil avec son frère mort dans un accident de la route alors qu’elle avait 20 ans. Elle s’est beaucoup intéressée aussi à la fin de vie. Le Comité consultatif national d’éthique lui a repris pas mal d’analyses sans toujours la citer. Au fil des ans, elle est devenue une intellectuelle dont la voix singulière s’est fait entendre. "Je m’inscris dans le rationalisme. J’essaie de définir quels traits moraux permettent de penser le bien, parce qu’il n’y a pas de bonheur privé sans justice collective. C’est pourquoi j’envisage la philosophie comme un geste de générosité." Au siècle de Rousseau qu’elle apprécie tant, on l’aurait qualifiée de belle personne. Dans tous les sens du terme.
Laurent Lemire