Les damnés. Soldats perdus, guerre oubliée. Ainsi pourrait-on résumer le sort de ceux qui, envoyés à Saïgon et à Diên Biên Phu, découvrirent qu'ils n'étaient que les supplétifs d'un empire en lambeaux, du colonialisme le plus odieux. S'ensuivit pour eux ce qui s'ensuit toujours en pareil cas : la mort, partout, son parfum, son obscénité. Comme le constate Paul-Bernard, le héros du deuxième (et absolument sublime) roman de Corentin Durand, Sarabandes X. Engagé sur le théâtre des opérations en 1953, au service cinématographique des armées, ce jeune homme se rêve cinéaste, Godard avant Godard, caméra à l'épaule, cinéma-vérité. Ce qui se présente pourtant sous son objectif n'a rien d'une mise en scène et relève plutôt de Jérôme Bosch... 2018, Paul-Bernard est mort. Il emporte avec lui le souvenir des Trente Glorieuses et celui de ces rizières qu'il n'a au fond jamais su vraiment quitter. Celui aussi de son meilleur ami, Angelo, connu en Indochine par l'entremise d'un étrange docteur féru de mystique zen et qui s'est suicidé après une carrière chaotique de chanteur yéyé. À l'enterrement de Paul-Bernard, son fils, Pierre, fait la connaissance de Veronica, une ancienne actrice porno qui fut l'égérie de son père lorsque celui-ci abandonna ses ambitions artistiques pour la production X − avec un certain succès, qui ne fit que souligner son échec. Pierre est désormais le récipiendaire de ces secrets et de ces chagrins, de ces silhouettes estompées entre Paris, la côte atlantique et le Vietnam. Lourde charge pour un garçon fragile...

Voici la trame de Sarabandes X. Et ce n'est rien encore. Un grand roman − et celui-ci en est un, immense −, c'est toujours beaucoup plus qu'une histoire, beaucoup plus qu'un roman. Là, c'est un opéra noir, une rumination vers le ciel. C'est Les damnés de Visconti revu par Genet. Dès ce deuxième livre, Corentin Durand confirme, d'abord, qu'il est sans conteste, et à 28 ans seulement, l'un des plus grands stylistes de ce temps. Et ensuite, que le style n'a de sens chez lui qu'en ce qu'il est le véhicule d'une vision à la fois politique, esthétique et peu ou prou érotique. Folle ambition. C'est incroyable qu'elle soit à ce point accomplie.