Le marché du livre audio numérique n'en est encore qu'à ses balbutiements en France, mais le confinement pourrait bien le propulser sur le devant de la scène. Depuis la mi-mars, selon les principales plates-formes de vente interrogées par Livres Hebdo, la hausse des ventes se situerait aux alentours de 50%, tandis que les quelques rares offres d'abonnement suscitent un réel enthousiasme.
La diffusion audio de Gallimard, qui distribue aussi Frémeaux et Associés, Des Femmes ou encore De vive voix, rapporte un doublement de ses ventes sur la deuxième quinzaine de mars, avec une progression plus nette sur le secteur jeunesse. "Mais le poids du dématérialisé y est moindre que pour la littérature adulte", précise Eric Marbeau, responsable de la diffusion numérique chez Gallimard.
Au sein de la collection audio "Ecoutez Lire" de l'éditeur, la hausse se concentre sur des classiques du XXe siècle et sur les dernières sorties. "Nous avons profité de ce moment particulier pour mettre en place un travail d'alternance : d'une part, soutenir les nouveautés dont l'envol a été cassé par le confinement, et d'autre part remettre en valeur le fonds, en se disant que c'est le moment pour se plonger dans des ouvrages plus longs, plus exigeants, plus complexes, que certains lecteurs ont toujours voulu découvrir", explique la directrice du livre audio du groupe Madrigall, Laure Saget.
La peste en tête
Une campagne de promotion autour de 50 titres iconiques du catalogue de Gallimard, proposés à moitié prix, a été mise en place. Les auditeurs plébiscitent des titres intemporels tels que Le petit prince d'Antoine de Saint-Exupéry (lu par Bernard Giraudeau), 1984 de George Orwell (lu par Christian Gonon, traduit de l'anglais par Amélie Audiberti) ou encore Le trône de fer de George R. R. Martin (lu par Bernard Métraux, traduit de l'anglais par Jean Sola).
Mais aucun n'arrive à la cheville de La peste d'Albert Camus (lu par Christian Gonon), dont la version audio s'est écoulée à plus de 4000 exemplaires sur le mois de mars. Ce roman qui chronique le quotidien des habitants d'Oran, frappée par une épidémie de peste bubonique, fait écho aux angoisses actuelles provoquées par la pandémie de Covid-19. "Les chroniqueurs du "Masque et la plume" [l'émission de critique culturelle de France Inter, ndlr] ont souligné la qualité de la version audio. Cela nous a permis de mettre en avant l’œuvre de Camus sur les réseaux sociaux. Nous voulions souligner le fait qu'au-delà de La peste, la totalité de ses écrits éclairent l'époque dans laquelle nous vivons", indique Laure Saget.
Présence sensuelle et sensorielle
La situation est comparable chez Audiolib, filiale d'Hachette Livre où, dès le début du confinement, tous les enregistrements en studio ont été stoppés, même si les tâches de montage et de post-production continuent à être assurées en télétravail. "Les ventes ont progressé de 30% à 50% sur la deuxième quinzaine de mars, en même temps que le site voyait sa fréquentation doubler. Mais nous étions déjà sur une tendance ascendante avant cela, donc nous ne disposons pas du recul nécessaire pour jauger de la pertinence de ces chiffres", tient à souligner Valérie Lévy-Soussan, P-DG d'Audiolib. L'éditeur a saisi l'occasion pour proposer des listes de lecture d'une demi douzaine de titres, qu'il met à disposition gratuitement sur Soundcloud et partage sur les réseaux sociaux.
Ces derniers jours, les principaux succès d'Audiolib sont Le journal d'Anne Frank (lu par Irène Jacob et Pierre Tissot, traduit du néérlandais par Philippe Noble, Nicolette Oomes et Isabelle Rosselin-Bobulesco), la nouveauté Miroir de nos peines de Pierre Lemaitre (lu par l'auteur), parue chez Albin Michel, mais aussi des titres de romance et de méditation, qui reflètent les envies d'évasion des auditeurs-lecteurs confinés. "Nous récoltons des retours de nouveaux clients qui découvrent le livre audio et trouvent agréable, dans cette période d'isolement, cette présence sensuelle et sensorielle du livre", se félicite Valérie Lévy-Soussan.
Optimiser les tâches ménagères
Par la force des choses, le confinement reconfigure les usages du livre audio et lui donne une autre dimension, comme le souligne Constanze Stypula, directrice d'Audible France, filiale d'Amazon et premier acteur du livre audio en France : "Nos clients nous parlent de la façon dont, dorénavant, ils utilisent le livre audio dans leur quotidien, alors qu'il était d'ordinaire plutôt réservé aux trajets ou aux vacances. Ils l'écoutent pour optimiser les tâches ménagères et la cuisine, ou bien simplement pour s'évader à la maison, ce qui explique un certain succès des titres de méditation en ce moment." Si la responsable ne souhaite pas communiquer de chiffres sur la progression des ventes chez Audible, elle assure "accompagner le mouvement".
Vivlio, prestataire technologique pour la distribution audio d'Editis, Cultura, Decitre et Furet du Nord, constate, lui aussi, une augmentation de 50% du marché du livre audio, estimée d'après les remontées des éditeurs. Chez ses partenaires, les ventes à l'acte ont été multipliées par 5 en moyenne, et les offres d'abonnement connaissent une "très forte croissance", selon David Dupré, directeur général de l'entreprise. Vivlio supervise celle d'Editis, proposée via sa plate-forme Lizzie, ainsi que celle de Cultura.
La littérature jeunesse, tendance de fond
"Dans le cas de Lizzie, accessible gratuitement aux abonnés Canal+, certains clients découvrent cette offre du bouquet pour la première fois, tandis que d'autres reviennent après l'avoir testée il y a quelques mois, explique David Dupré. Pour Cultura, ce sont essentiellement des nouveaux clients qui arrivent, mais l'offre est récente [elle a été lancée à la fin de 2019, ndlr]. Nous ne disposons pas du recul pour jauger de la pertinence des chiffres de croissance, d'autant plus que le premier mois est gratuit. Toute la question est de savoir si les clients vont être convaincus et rester après cette période."
Parmi les succès répertoriés par Vivlio, du polar, comme Pandemia de Franck Thilliez (lu par Michel Raimbault), ou bien des titres jeunesse tels que Matilda (lu par Christian Gonon et sept autres comédiens) et Charlie et la chocolaterie de Roald Dahl (lu par Claude Villers et quatre autres comédiens). Le succès de la littérature pour enfants constitue une véritable tendance de fond en cette période de confinement, alors que les parents doivent redoubler d'ingéniosité pour occuper leurs progénitures. A L'Ecole des loisirs, les téléchargements de la collection audio, qui rassemble une trentaine de titres destinés aux 6-10 ans proposés à moitié prix, ont été multipliés par 4 sur la seconde quinzaine de mars. De quoi faire patienter les familles en attendant la réouverture des écoles.