Ce sont deux sœurs dissemblables et liées, grandies dans un village de Lorraine, dans lesquelles on peut d’emblée reconnaître les héroïnes chères à l’écrivaine et amie Fabienne Jacob, qui tient dans ces pages la chronique des ouvrages pour la jeunesse. Son sixième livre depuis le recueil de nouvelles Les après-midi, ça devrait pas exister (Buchet-Chastel, 2004) arpente une nouvelle fois ses deux territoires familiers, la campagne de l’Est et le corps des femmes, déchiffrant ce que l’extérieur dit de l’intérieur, comment la peau parle.
Eva roule sur l’autoroute Metz-Luxembourg au volant d’une puissante voiture allemande de location pour rejoindre sa sœur Liv, une jeune femme adoptée à 6 ans par la mère d’Eva, Irène. L’amour de cette mère, qui attend la visite de ses filles dans une maison de repos, à regarder des choses qu’elle seule peut voir "les yeux tournés vers le dedans", et l’enfance rurale près de villes, "aux noms autrefois glorieux qui portaient beau avec leurs suffixes en Ange", tiennent ensemble les deux sœurs que presque tout oppose. La première photographie des très jeunes modèles pour Lamb, un magazine de mode pour enfants qu’elle dirige, un métier prédateur et superficiel. La seconde, héritière d’une lignée de guérisseuses, "travaille avec ses sens" et "sait aussi soulager avec des mots". Dans un cabinet aux frontières de la France, de l’Allemagne et du Luxembourg, elle reçoit des femmes qui viennent de loin la consulter et à qui elle délivre, telle une pythie, une "phrase unique et sibylline", comme une énigme à résoudre. L’une prend, l’autre donne. L’une regarde, l’autre touche.
Comme l’Adèle de Des louves (Buchet-Chastel, 2007), la Monika esthéticienne de Corps (Buchet-Chastel, 2010), la narratrice démaquillée de Mon âge (Gallimard, 2014, disponible chez Folio), Fabienne Jacob possède ce don de deviner, dans les plis d’une chemise de nuit, dans la paume d’une main serrée dans une autre, dans l’enfilage d’une robe pour séduire un homme, ou la confection d’une pâtisserie, l’intérieur des êtres et des paysages. Là où se niche l’intimité archaïque et obscure des femmes.
Véronique Rossignol