Il a fallu attendre 2014 et la publication de Cette nuit, je l’ai vue (Phébus, prix du Meilleur livre étranger) pour que les lecteurs français les plus avisés comprennent quel grand romancier, héritier de toute une tradition mitteleuropéenne, est le Slovène Drago Jancar. Son nouveau roman, Six mois dans la vie de Ciril, vient le confirmer avec éclat.
C’est l’histoire d’un retour aux sources, en même temps que de son impossibilité. L’histoire de Ciril donc, un jeune homme rêveur, un peu velléitaire. Il a quitté sa Slovénie natale pour Vienne et ce qu’il imaginait un avenir possible. Le voilà violoniste, dans les couloirs du métro le jour, dans un cabaret klezmer la nuit. Il fait la connaissance de Stefan, un homme d’affaires et compatriote, qui le prend sous son aile et lui propose de rentrer avec lui à Ljubljana. Sans projet de vie véritable, Ciril accepte. Mais le temps a passé, les amis aussi, jusqu’à sa ville désormais installée dans une "normalité démocratique" se nourrissant à l’excès de corruption et d’arrangements plus ou moins fallacieux. Chez lui, Ciril se sent plus perdu encore qu’il ne l’était lors de son exil autrichien. Son seul "phare" demeure ce Stefan, cet ogre en clair-obscur, paradigme aux yeux du jeune homme de ce pays natal devenu "illisible".
Dans ce roman aussi ample que douloureux, récit de formation et de déformation, Drago Jancar mène son affaire avec une sensualité troublante, un peu torve. Les égarements de son Ciril sont universels. Ce sont ceux de la jeunesse lorsqu’elle vient à s’éteindre. Olivier Mony