"Peu de maisons ont un responsable des traductions. La tâche revient le plus souvent aux éditeurs et aux assistants d’édition", admet Aurélie Bontout-Roche. Elle est responsable des traductions pour le groupe Libella depuis 2010. La fonction n’existe pas uniquement au niveau de groupes comme Albin Michel ou Libella. Elle se révèle parfois nécessaire dans des maisons comme Belfond ou les Presses de la Cité, "parce que l’équipe est très restreinte et l’éditrice Frédérique Polet ne peut pas suivre tous les titres", raconte Florence Noblet, qui y occupe le poste elle aussi depuis 2010.
La bonne personne
Recherche du traducteur, calibrage du texte et mise en traduction, suivi, contrôle de la version française avec le texte original, liens avec le correcteur, la fabrication… la fonction est large, même si l’interlocuteur premier reste l’éditeur. Avant tout, il faut avoir un bon réseau de traducteurs. Mais "Juliette Ponce (Buchet-Chastel) et Nils Ahl (Phébus) ont parfois envie de travailler avec quelqu’un en particulier. On fait faire un essai, on en discute ensemble", souligne Aurélie Bontout-Roche. "Nous avons fait appel aux réseaux sociaux pour trouver le traducteur de l’islandais Jean-Christophe Salaün, alors encore étudiant à Reykjavik. Son essai nous a convaincus et il a eu le prix Pierre-François-Caillé de la traduction", se réjouit Florence Noblet. Il faut aussi s’adresser à la bonne personne, dont la sensibilité corresponde au texte d’origine. "C’est la partie relationnelle du travail. Il faut savoir quel traducteur sera le plus à l’aise avec le texte, avec le genre, tout en étant disponible", insiste Camille Dumat (Belfond), dont tous les textes passent par l’éditrice Françoise Triffaux. "L’anglais de la Sud-Africaine Michéle Rowe, de l’Irlandais Paul Lynch ou du Jamaïcain Marlon James n’est pas le même. Certains auteurs jouent avec l’oralité, avec l’humour, avec l’argot ou les références littéraires", précise Marilou Pierrat (Albin Michel). Pour traduire Born to run de Bruce Springsteen, paru en octobre, elle a fait appel à Nicolas Richard, "qui a su rendre cette langue à la fois brute et inventive, en écho avec les chansons".
Si la révision de la traduction passe entre les mains du responsable des traduction, l’éditeur a toujours le dernier mot. "Même si je l’alerte sur certaines difficultés, c’est toujours lui qui tranche. J’ai révisé la traduction d’une saga italienne, très bien écrite en français mais un peu éloignée de la version originale, que l’éditeur a choisi de garder. Le traducteur doit rendre compte de la petite voix qu’entend l’éditeur", souligne Aurélie Bontout-Roche, qui reconnaît cependant qu’"une traduction ne fait jamais l’unanimité".
Le bon diagnostic
Leur combat ? Eviter que le texte ne soit "lissé", consensuel ; veiller à ce que soient respectés sa créativité, ses néologismes, sa poésie ou son lyrisme, tout en restant lisible. Camille Dumat reconnaît avec humilité qu’"on peut se tromper et ne pas avoir le bon diagnostic. Mais avec l’expérience, on apprend comment sentir un texte, éviter qu’il soit emprunté ou rigidifié". "Il faut défendre le style face à une langue de plus en plus normalisée et normalisante", renchérit Marilou Pierrat.
Les responsables des traductions travaillent deux ans avant la publication des ouvrages - les livres de 2018 et de 2019 sont déjà en route -, parfois plus en amont encore si la traduction prend plusieurs années. "Mais on nous demande de traduire de plus en plus vite", remarque Marilou Pierrat. Une cinquantaine de titres passent en moyenne entre leurs mains chaque année, même s’ils ne les révisent pas tous. "Tout dépend du nombre de pages. Je travaille actuellement sur un titre allemand de 1,4 million de signes qui paraîtra à la rentrée 2017 et qui a demandé deux fois plus de temps", précise Florence Noblet. Outre la littérature, il peut leur arriver d’intervenir sur les sciences humaines, comme pour la collection "Ecologie" de Buchet-Chastel, pour Aurélie Bontout-Roche, ou "L’esprit d’ouverture", dirigée par Fabrice Midal, pour Camille Dumat chez Belfond.
Les responsables des traductions maîtrisent au moins l’anglais, qui représente une large majorité des traductions. Aurélie Bontout-Roche parle anglais et italien (elle a cotraduit L’invention de la mère de Marco Peano à paraître en mars prochain), lit l’allemand, l’espagnol, le portugais et un peu le néerlandais "parce qu’[elle] habite Bruxelles, une vraie tour de Babel". Quand le texte est dans une langue qu’elle ne connaît pas, "le travail avec le traducteur devient alors plus étroit". "Pour les langues rares, je dépends du traducteur et je lui fais valider mes propositions", explique Camille Dumat, qui ajoute qu’elle a "beaucoup appris sur la culture japonaise avec Hélène Morita, la traductrice d’Haruki Murakami". Marilou Pierrat, qui parle anglais et espagnol (le domaine allemand reste sous la responsabilité de Dominique Autrand, à laquelle elle a succédé), s’est amusée avec Là où se croisent quatre chemins du Finlandais Tommi Kinnunen. "Il faut beaucoup discuter avec le traducteur, lui faire préciser le sens avant d’influer sur le style en français. C’est une bonne démarche que de porter différents regards sur un même texte", note-t-elle. "Il faut avant tout se mettre dans la position du lecteur français. Si certaines choses paraissent curieuses, si certains passages posent problème, il faut échanger", confirme Florence Noblet.
Une solide formation
Pour exercer ce métier, une très bonne connaissance du français est indispensable. Aurélie Bontout-Roche et Camille Dumat ont fait des études de lettres, Marilou Pierrat est titulaire d’un master de traduction et d’un master de littérature américaine. Florence Noblet a d’abord été journaliste avant d’occuper le poste chez Belfond, puis au Presses de la Cité. Toutes sont unanimes : "Il faut une solide formation et un bagage culturel qui permettent d’avoir à la fois les références littéraires et linguistiques pour rendre en français le texte d’origine."
Le métier a aussi son versant administratif. Les responsables de traductions se chargent de toutes les demandes de subventions, remplissent les dossiers puis assurent leur suivi auprès du Centre national du livre et des instituts étrangers en France. "Mon rôle est de défendre la marque Libella à l’extérieur. C’est une stratégie de groupe. J’arbitre en fonction des chances qu’ont les livres", commente Aurélie Bontout-Roche. Les termes du contrat du traducteur, la date de remise, le prix au feuillet, font partie de leurs prérogatives. "Mais, conclut-elle, rien ne nous fait plus plaisir qu’un article soulignant la qualité de la traduction."