L’année 2014 est bien remplie pour David Foenkinos. En janvier, l’écrivain signait chez J’ai lu La tête de l’emploi. Un roman mélancolique et touchant où l’on trouvait des échos d’Emmanuel Bove et où l’on croisait un certain Michel Houellebecq n’ayant pas encore publié Extension du domaine de la lutte. A la rentrée, l’auteur de La délicatesse (Gallimard, 2009, repris en Folio) retrouve cette fois la couverture blanche de Gallimard avec son opus le plus audacieux et le plus fort à ce jour.
Chant en vers libres, Charlotte s’inspire de la vie de Charlotte Salomon, "Une peintre allemande assassinée à vingt-six ans, alors qu’elle était enceinte", comme l’explique Foenkinos. Charlotte Salomon, dont on a pu voir les gouaches exposées en 2006 au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, a déjà été au cœur d’un roman de Bruno Pedretti (Charlotte, la jeune fille et la mort, Robert Laffont, 2006) et du livret d’un opéra de Richard Millet (Charlotte Salomon, Pierre-Guillaume de Roux, 2014).
Ce qui frappe à la lecture du livre de David Foenkinos, c’est la manière très subtile qu’il a ici adoptée pour brosser le portrait de son héroïne, pour la suivre pas à pas, tout en se glissant dans le récit. Charlotte porte le même prénom que sa tante maternelle, qui s’était jetée d’un pont à dix-huit ans, emportée par une "mélancolie ravageuse". La mère de Charlotte, Franziska Grunwald, infirmière pendant la Première Guerre mondiale, rencontre un jeune chirurgien, Albert Salomon, qu’elle épouse.
C’est une femme dont on dirait qu’elle est "parfois en vacances d’elle-même". Elle confie à sa fille qu’elle veut devenir un ange, qu’elle lui enverra une lettre quand elle sera au ciel pour lui raconter… Franziska avale d’abord le contenu d’un flacon d’opium, avant de sauter par la fenêtre. Charlotte, à qui on fait croire que maman a été emportée par une grippe foudroyante, apprend la solitude face à un père qui s’est muré dans son travail. Adolescente introvertie, elle peut à la fois sourire et souffrir. Paula, sa nouvelle belle-mère, est une cantatrice que les foules viennent écouter. La haine accède au pouvoir. On boycotte, on humilie les Juifs.
Charlotte peint, dessine, plus rien ne compte. Sauf Alfred Wolfsohn, professeur de chant de Paula, qui croit en elle et lui explique que l’œuvre entière de Kafka repose sur l’étonnement. Ensuite, il y aura l’exil à Villefranche-sur-Mer. Des drames, des révélations. L’internement, l’errance. Une femme qui veut vivre pour créer, peindre pour ne pas devenir folle. Une femme qui aime un autre homme qu’Alfred, Alexander Nagler. Une femme dénoncée, arrêtée, envoyée à Drancy et à Auschwitz où elle meurt le lendemain de son arrivée… Charlotte est une enquête, une reconstitution. David Foenkinos s’approche au plus près de Charlotte Salomon. On le voit arpenter Berlin, tenter de visiter l’appartement où elle habitait, revenir sur la découverte de son œuvre. Sur le cheminement qui l’a conduit à écrire ce livre, à l’écrire ainsi. Le lecteur l’accompagne, la gorge serrée, fasciné par un destin tragique raconté avec la plus grande justesse. Alexandre Fillon