Rüdiger Wischenbart : L’édition traverse une période de transformation majeure. Travailler sur plusieurs continents, avec des publics, langues et cultures différentes, est devenu la norme. Comment faites-vous ?
Chantal Restivo-Alessi : Chez HarperCollins International, nous sommes jeunes - seulement dix ans d’existence - mais présents partout, du Japon au Brésil. Ce qui fait notre force, ce sont nos équipes, il faut écouter, échanger, apprendre les uns des autres. Nous misons sur une approche « glocale » : certaines pratiques sont globales, d’autres doivent rester locales.
Núria Cabutí : Chez Penguin Random House Grupo Editorial, nous publions en espagnol et portugais, dans neuf pays, pour une audience de plus de 600 millions de lecteurs. En dix ans, nous avons réalisé sept acquisitions majeures, passant de 7 % à 25 % de parts de marché. Notre modèle repose sur une double logique : des éditeurs ancrés localement, qui détectent les talents et tendances, mais aussi une coordination éditoriale internationale, depuis l’Espagne et le Mexique, pour maximiser la visibilité de ces auteurs. Nous avons une devise : « un auteur, neuf éditeurs ». Cela illustre notre volonté d’adapter chaque livre à son marché, tout en construisant une stratégie éditoriale cohérente à l’échelle internationale.
« L’autoédition et le digital-first permettent d’expérimenter et de nourrir différemment nos catalogues »
Le marché espagnol connaît une croissance remarquable. Comment l’expliquez-vous ?
Núria Cabutí : Nous constatons une nette progression des habitudes de lecture, notamment chez les jeunes et les femmes. En Espagne, 65 % lisent pour le loisir en 2024, contre 59 % en 2012. Le marché a crû de 10 % l’an dernier, et de 4 % ce semestre. L’Amérique latine suit la même tendance : Mexique et Colombie enregistrent des hausses allant jusqu’à 15 %. Notre force repose elle aussi sur une combinaison d’ancrage local et d’intégration globale. Nous avons investi dans des centres de distribution en Espagne, Colombie et Uruguay. Côté contenu, nous misons sur la complémentarité des formats : édition papier, numérique, mais aussi autoédition, podcasts ou adaptations audiovisuelles. Des auteurs phares comme Javier Castillo viennent de l’autoédition. Nous avons d’ailleurs un partenariat stratégique avec Wattpad.
Et chez HarperCollins ?
Chantal Restivo-Alessi : Nous opérons sur des marchés plus hétérogènes, mais restons agiles. L’autoédition et le digital-first permettent d’expérimenter et de nourrir différemment nos catalogues. L’acquisition d’Harlequin il y a dix ans a été un tournant, car elle a introduit une autre façon de coconstruire du contenu avec les auteurs. L’une des grandes forces de l’édition actuelle est d’observer et d’apprendre des pratiques numériques : les auteurs autoédités, par exemple, savent se rendre visibles, manipuler les métadonnées, dialoguer avec leurs communautés. Cela nous pousse à innover et à proposer les mêmes outils à tous nos auteurs. Mais on observe avec enthousiasme un phénomène inattendu : le retour du livre physique chez les jeunes. Ils passent leurs journées devant des écrans, et le livre devient un refuge, un moment de déconnexion. Le bel objet attire. Pour moi, nous ne sommes plus dans l’industrie du livre, mais dans l’industrie du « storytelling ». Nous coproduisons des films, travaillons avec le jeu vidéo, représentons nos auteurs, et les aidons à faire vivre leurs histoires sur d’autres supports.
L’IA est-elle une opportunité ou une menace pour l’édition ?
Chantal Restivo-Alessi : Je suis optimiste par nature. Protéger les droits de nos auteurs est essentiel, mais il faut aussi construire des modèles viables avec les acteurs de l’IA. HarperCollins a conclu un accord avec un acteur de l’IA pour montrer qu’il est possible de collaborer. L’important est d’ouvrir la voie à une monétisation équitable. Nous devons contrôler la technologie, pas l’inverse. Cela implique d’expérimenter, d’impliquer nos équipes et de fixer des règles claires.
« L’édition a traversé la transformation numérique, elle traversera celle de l’IA »
Núria Cabutí : L’édition a traversé la transformation numérique, elle traversera celle de l’IA. Mais pour l’instant, seuls 5 % des projets IA apportent de vrais bénéfices, selon une étude du MIT. Chez Penguin Random House, l’IA est pour l’instant utilisée pour optimiser les processus internes et accélérer la mise sur le marché. Nous cherchons à éliminer la bureaucratie et à renforcer notre efficacité, notamment en marketing. Mais nous sommes convaincus que la créativité humaine restera irremplaçable. Plus que jamais, nous avons besoin d’éditeurs pour donner du sens à l’abondance de contenu.
Quelle sera le rôle des librairies dans ce nouveau monde ?
Chantal Restivo-Alessi : À l’heure où le numérique façonne les usages culturels, la librairie physique demeure un maillon clé de l’écosystème du livre. Malgré la technologie, rien ne remplace l’expérience humaine. Les librairies créent des espaces de rencontre entre lecteurs, auteurs, permet de partager sa passion. C’est comme le succès des concerts de Taylor Swift : Les gens veulent vivre quelque chose ensemble. Un auteur qui se déplace, c’est une file d’attente devant une librairie. C’est une expérience irremplaçable. Et les recommandations d’un libraire ne reposent pas sur un algorithme figé. Elles permettent la surprise, la découverte inattendue. On entre pour un livre, on sort avec trois. C’est une magie que le numérique ne reproduit pas. Barnes & Noble, aux États-Unis a su redevenir une référence grâce à un recentrage sur l’expertise de ses libraires.
Núria Cabutí : Nos marchés sont privilégiés : en Espagne comme dans plusieurs pays d’Amérique latine, le prix unique du livre protège les libraires indépendants. La librairie physique n’est pas un vestige, mais une réponse moderne à des besoins humains fondamentaux : la connexion, la curiosité, la confiance. En Espagne, 45 % de nos ventes passent encore par les librairies, et même 90 % pour les nouveautés. Et je citerais également la Foire de Guadalajara, celle de Buenos Aires, ou encore la fête de Sant Jordi, à Barcelone, journée durant laquelle des millions de livres sont achetés et offerts dans les rues.
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La croissance externe est-elle aujourd’hui le principal levier de croissance pour un groupe éditorial ou en existe-t-il d’autres ?
Núria Cabutí : Après une décennie marquée par des rachats dus à la crise et au départ des fondateurs des maisons, notre priorité est désormais la visibilité du catalogue sur tous nos marchés. Un livre non lu demeure un nouveau livre pour le lecteur.
Chantal Restivo-Alessi : En moins d’un an, nous avons acquis trois sociétés. Nous voulons élargir notre empreinte, explorer de nouveaux segments, comme le manga en France et en Allemagne avec Crunchyroll. Mais je crois aussi à la valeur stratégique du catalogue. Nous avons des centaines d’années de contenu à réactiver.
« Personne ne vous tendra la main si vous n’êtes pas prêt à la saisir ! »
C’est un plaisir pour nous de recevoir deux dirigeantes de votre niveau sur le même plateau, mais comment faire pour qu’il y ait plus de femmes aux postes de direction ?
Chantal Restivo-Alessi : Les femmes attendent souvent d’être prêtes. Les hommes y vont sans se poser de questions. Moi aussi, j’ai douté, mais il faut croire en soi. Personne ne vous tendra la main si vous n’êtes pas prêt à la saisir !
Núria Cabutí : Il est important d’être un modèle. Le travail hybride est une vraie opportunité pour permettre aux femmes de concilier vie pro et perso. Et le marché évolue, les mentalités doivent suivre et les femmes montrer la voie.