L’apparition d’un saint n’est jamais innocente dans la société. Elle en révèle toujours quelque chose. Michel de Certeau l’a bien montré dans sa grande étude sur les mystiques aux XVIe et XVIIe siècles. C’est sur ses traces que s’est engagé Sergio Luzzatto, historien né en 1963, professeur à l’université de Turin et grand amateur de sujets inattendus. On lui doit par exemple un excellent petit livre sur le frère de Robespierre exécuté le même jour que lui (Bonbon Robespierre, Arléa, 2010).
Cette fois, il a choisi Padre Pio, ce frère capucin du couvent de San Giovanni Rotondo da Foggia, dans la région des Pouilles, qui découvre sur son corps, un jour de septembre 1917, les stigmates du Christ. Cinq marques qui vont changer son destin et troubler une Italie, meurtrie par la violence sociale de l’après-guerre, au moment où monte le fascisme.
Sergio Luzzatto ne cherche pas la vérité sur ces stigmates qui disparaissent à la mort du religieux en 1968. Son enquête, agrémentée de nombreuses photographies et documents, est bien plus intéressante. Cet alter Christ en dit beaucoup sur la société italienne : une foi populaire contre la richesse vaticane, une proximité spirituelle contre une élite religieuse et politique, des manipulations financières et des exubérances sexuelles. Cette stigmatisation et les guérisons miraculeuses feront l’objet de débats théologiques profonds dans l’Eglise elle-même, Pie XII acceptant Padre Pio, Jean XXIII s’en méfiant, jusqu’à Jean-Paul II qui en fera un saint. Depuis, le capucin est devenu une icône en Italie avec une clientèle internationale et une église dessinée par Renzo Piano.
Le travail de Sergio Luzzatto est passionnant parce qu’il est multiple : il s’appuie sur la religion, l’anthropologie et l’histoire. Outre une écriture plus proche de l’enquête que de la thèse - on s’en réjouira -, il dépasse son sujet pour montrer l’Italie de la montée de Mussolini à celle de Berlusconi. Une société laïque, mais corrompue, qui a besoin de saints, mais qui les cache… L. L.