Le cimetière des innocents. « Pour comprendre le monde, il faut s'en retirer et entrer dans la chambre des peines. » Une pratique courante pour Burhan Sönmez, que ce soit en tant qu'avocat des droits de l'homme - il est notamment le défenseur de la romancière Asli Erdoğan -, président de PEN International ou en tant qu'écrivain. Son chef-d'œuvre Maudit soit l'espoir, creusant les coins noirs de l'âme, révélait déjà sa plume somptueuse. Selon lui, seules les histoires peuvent nous sauver. Il semble avoir absorbé celles de son enfance dans un hameau d'Anatolie et celles de nombreux prisonniers et exilés qui se sont confiés à lui. Sönmez a connu l'exil, géographique, en Angleterre, et littéraire. Sa langue natale est le kurde, mais il écrit merveilleusement en turc. La solitude est le fil rouge de ses livres, traduits en une quarantaine de langues. L'isolement est ce qui caractérise son nouveau héros, Avdo. « La pierre et l'ombre » peuplent son univers, puisque cet ancien enfant des rues est devenu le gardien d'un monde à part entière. « Le cimetière est la maison des arbres. Cyprès, épicéas et pins y croissent côte à côte, délimitant le jardin où la mort voisine avec la vie. » Son métier de marbrier de pierres tombales n'a rien de morbide, au contraire. « Les vivants ont peur des morts, mais moi c'est des vivants que j'ai peur », affirmait maître Joseph qui lui a donné les clés de cet art. Il lui a aussi recommandé de toujours laisser sa porte ouverte aux plus démunis. Justement, par une nuit glacée, Avdo recueille une jeune fille chétive et apeurée, tenant à peine debout. Qui est donc Reyhan et qu'a-t-elle voulu fuir ? Pourquoi est-elle recherchée ? Habituellement, Avdo est plutôt taiseux, mais là il se transforme en homme protecteur, sauvant cette fille fantomatique. Alors qu'elle renoue avec la vie, parmi les morts, elle avoue être l'enfant d'une célèbre chanteuse. Quel choc ! Avdo comprend qu'elle est la nièce d'Elif, la femme à laquelle il voue un amour éternel. « Le réel est comme l'amour, il faut le ressentir avant de le comprendre. » Son émotion est infinie car plus qu'un gardien de cimetière, il est le veilleur d'une tombe particulière : celle d'Elif, sa compagne au-delà des frontières entre vie et trépas. « Telle est la loi de la vie : que les choses les plus dures cèdent sous l'effet des plus tendres. » Un tel amour ne s'éteint guère, mais en Turquie, « les traditions décident du destin ». L'honneur d'une famille étant sacré, tout est permis pour préserver.
Burhan Sönmez a l'art de représenter son pays au siècle dernier. La politique et les esprits sont agités de soubresauts qui rejaillissent sur le quotidien de chacun. D'une écriture intensément lyrique, ce conteur dessine l'univers des petites gens, si bien décrits par Arundhati Roy, qui avait également situé l'un de ses romans dans un cimetière. « Les rêves vont plus vite que la réalité, mais la réalité a un don pour inventer des issues que même les rêves ne savent pas imaginer. » À vous de les découvrir.
La pierre et l'ombre
Gallimard
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 25 € ; 432 p.
ISBN: 9782072960307