De lui, on ne sait rien. Si ce n'est, pour les plus avisés des mélomanes, qu'il eut du génie, y compris celui de son absence au monde, de la façon dont il se détacha progressivement, jusqu'à disparaître. En ces temps de société du spectacle, Carlos Kleiber, qui n'avait guère de goût pour la société et rejetait les impostures spectaculaires, n'a rien concédé, hormis à son art. Du monde, il ne voulut rien savoir, seulement diriger ses plus grands orchestres.
Parmi les échantillons d'humanité avec lesquels Carlos Kleiber ne fraya jamais, aucun peut-être ne lui était plus éloigné que celui d'homme politique. Aussi ne peut-on s'empêcher de voir comme une discrète ironie, le fait que, député, ancien ministre et candidat à la présidence de son mouvement politique, Bruno Le Maire ait choisi cette figure d'anachorète magnifique pour en faire le héros de son premier roman, Musique absolue ; le "puits d'ombre" autour duquel il tourne. Cela ne surprendra vraiment que ceux qui n'ont pas lu Des hommes d'Etat (Grasset, 2008), relation crépusculaire de ses deux ans passés à Matignon comme directeur de cabinet du Premier ministre Dominique de Villepin. Bien sûr, ces deux livres-là n'ont rien à voir, mais entrent en profonde résonance, identique leçon de ténèbres pour des temps épuisés.
Musique absolue n'est pas un roman par défaut. Le Maire, pour son entrée dans la collection "L'infini", met en place un dispositif romanesque efficace. De nos jours, un journaliste français, fasciné par le génie et le mystère de Kleiber, se rend à Rome pour interroger un vieux violoniste homosexuel autrichien, qui fut parmi les proches du chef disparu. Celui-ci lui révélera le peu qu'on sache de sa vie, le confrontera aux impasses de son projet biographique et prendra les chemins de traverse d'une divagation personnelle aux allures de dépôt de bilan. Bruno Le Maire orchestre ce confessionnal avec une vraie jubilation. Son violoniste n'est pas si loin du professeur incarné par Burt Lancaster dans Violence et passion de Visconti, et son roman a parfois comme des échos de ceux du regretté Pierre-Jean Rémy. Chaque page y est comme un précis de désenchantement du monde et l'affirmation du primat de l'art.