Où atterrir ? se demandait Bruno Latour en 2017. Trois ans plus tard, Où suis-je ? est en quelque sorte la question d'après l'atterrissage forcé. Mais aussi celle d'avant un autre crash annoncé. Faut-il en attendant tenter de repartir coûte que coûte et surtout droit devant ? Ce n'est pas du tout ce que préconise l'auteur de Face à Gaïa - Huit conférences sur le nouveau régime climatique (La Découverte, 2015) qui voit plutôt dans la crise sanitaire une chance à saisir pour ne pas revenir au monde d'avant, en tout cas pas celui des « Modernes ». Sous-titré Leçons du confinement à l'usage des terrestres, ce bref essai en forme de conte philosophique propose de s'instruire de l'expérience, d'autant que Latour fait l'hypothèse que l'on vit moins une crise qu'une mutation irréversible, et pas seulement climatique. Où suis-je ? : question métaphysique, question existentielle et question très concrète aussi puisqu'il s'agit de réexaminer, de près, notre territoire et ses confins. En partant de là où l'on est, « ground zero », avant d'arpenter, mais en tâtonnant, de « proche en proche », ce territoire que Latour appelle à ne pas confondre avec la carte quadrillant l'espace vu d'en haut. Il faut donc apprendre de nouvelles manières de « se situer ».

Pour cela, on doit pouvoir « se décrire » et Bruno Latour imagine depuis longtemps des outils pour ça. Mais il commence par relire Kafka, « à l'envers », pour rendre à la perspective de La métamorphose sa « promesse ». Comme Gregor Samsa qui se réveille en blatte, notre « devenir-termite » est selon lui en marche. Un drame ? Non, si l'on se considère moins prisonnier qu'« enveloppé dans sa termitière » et que c'est l'occasion d'expérimenter une nouvelle liberté : paradoxe du confinement qui libère. Métaphores, expériences de pensée, jeux de rôle..., Bruno Latour déploie sa pratique de philosophe, historien et sociologue des sciences et concentre ici toute la grammaire et le vocabulaire de son écologie politique, associant de très nombreux travaux théoriques dont il signale les emprunts en cours de route ou dans les annexes. Où suis-je ? sonne comme un appel à la mobilisation générale. Mais pour ensuite « s'égayer dans toutes les directions », le mot d'ordre.

« Latour, chef de guerre », c'est ainsi d'ailleurs que le présente le philosophe Patrice Maniglier. « Latour n'est pas de ces philosophes qui se contentent de nous donner un peu de courage et d'énergie pour affronter un monde hostile : il est de celles et ceux qui nous donnent des méthodes, ce qui est bien plus précieux », écrit-il dans Le cri de Gaïa - Penser la terre avec Bruno Latour, qui paraît simultanément. Dans cet ouvrage collectif, sous la direction de Frédérique Aït-Touati - avec qui Latour poursuit depuis dix ans d'étonnantes expériences théâtrales - et Emanuele Coccia, plusieurs contributeurs dont Vinciane Despret, Nastassja Martin ou Baptiste Morizot viennent nourrir de leur lecture critique la réflexion commune. Pour penser, nous engage Latour, ni plus ni moins qu'un « changement de cosmologie ».