"L’amour est enfant de bohème. Il n’a jamais, jamais, connu de loi…" Qui ne connaît l’air de Carmen que notre ouïe collective a assimilé à une ritournelle ? L’opéra de Bizet est inspiré par la nouvelle éponyme de Prosper Mérimée qui, en l’écrivant, allait forger le mythe de la femme fatale, fatale pour quiconque s’éprend d’elle, "femme libre et résignée à la fatalité" puisque, à la fin de l’histoire, elle meurt aussi. Carmen, c’est la fascination du crime passionnel : comment en vient-on à tuer celle ou celui qu’on aime ? Jusqu’où la pulsion de vie, le sexe, épouse la pulsion de mort, le désir de destruction ? Comment peut-on s’abîmer dans la passion jusqu’à vouloir l’anéantissement de l’autre et de soi ?
Dans Carmen, pour changer : variations sur une nouvelle de Prosper Mérimée, Sophie Rabau, avec cette manière qui est la sienne de critique "transtextuel", et déjà brillamment illustrée par B. comme Homère (Anacharsis, 2016), son essai sur Victor Bérard (1864-1931), philologue et traducteur de l’Odyssée, revisite la nouvelle de Mérimée Carmen en en déployant de multiples versions : Carmen selon don José façon rédemption, Carmen par elle-même où l’on apprend qu’être amoureuse c’est être libre donc varier, Carmen queer, SCarmen - le préfixe "s" augure la pluralité et suggère à la fois la balafre (scar, "cicatrice" en anglais) que laissent les chagrins d’amour. "Je ne suis jamais plus heureuse, avoue l’auteure, que lorsqu’un récit part dans deux directions à la fois et me réjouis déjà des deux variantes du même texte que je pourrais en tirer." La variation n’est pas la pâle copie ou la stérile duplication, elle re-produit seulement dans le sens où elle produit à nouveau, léguant parfois à la postérité des enfants plus grands que leurs parents : que serait Plaute sans Molière, Esope sans La Fontaine ?
Carmen, c’est le contraire de Manon Lescaut, l’héroïne de l’abbé Prévost, et don José n’est pas un chevalier des Grieux basque. Il ne la sauve pas, il la tue, et Carmen ne désire pas tant être sauvée que être libre. Ce qui fascine chez la belle Gitane, c’est son irréductibilité. Elle n’a pas besoin d’un homme pour exister, elle échappe à jamais : "agente de pluralisation, Carmen l’est aussi parce qu’elle est non pas indéfinissable, mais plutôt "redéfinissable"". S. J. R.