Nous sommes en 2030. Depuis son canapé, debout dans le métro ou à la pause déjeuner, sortir sa bibliothèque de poche est devenu pour beaucoup un geste banal. Autant que de lancer une playlist sur Spotify ou une série sur Netflix. Le déclic s'est fait il y a quelques années, lorsque des éditeurs ont choisi, pour séduire les jeunes lecteurs, de sortir les nouveautés romances, bandes dessinées ou mangas en version numérique seulement. Des best-sellers destinés exclusivement aux écrans, à la manière, quinze ans auparavant, des Netflix Originals : House of Cards, Stranger Things, Le jeu de la dame... Contenus attractifs et exclusifs, catalogue quasi illimité d'ouvrages du monde entier mêlant auteurs populaires et écrivains primés, interface simple, tarif tout doux, personnalisation permanente, possibilité de référencer ses lectures et de donner son avis... : voilà ce qui a poussé à l'abonnement littéraire les jeunes à la recherche de loisirs dans l'arène numérique.
Bien aidée par les périodes de confinement du début des années 2020, l'une des applications qui tentait de s'emparer du marché s'est démarquée et a absorbé ses concurrents. Le Netflix de la lecture était né, réunissant roman comme livres scolaires, essais comme nouveaux formats numériques de BD. Le tout en streaming, en téléchargement, en audio, ou même en papier grâce aux retraits en librairie. Car en 2030, lecture sur écran et version papier cohabitent dans une même plateforme.
Voici à quoi pourrait ressembler, dans un futur hypothétique, un Netflix du monde du livre. Pour certains, comme Hélène Mérillon, à la tête de la société Youboox, on y parviendra, petit à petit. Pour d'autres, comme l'éditeur François Gèze ancien P-DG de la Découverte, où il reste éditeur, « c'est une fausse bonne idée qui n'aboutira pas ».
Un marché toujours à inventer
En 2021 en tout cas, la bataille fait rage pour conquérir un marché de la lecture sur écran bien loin d'être mature et structuré. Depuis une dizaine d'années, les initiatives restent éparses, divisées. Aucune plateforme ne réussit à imposer son modèle et prendre le pas sur les autres. Audible, YouBoox, Kobo, Scribd, YouScribe, Kindle Unlimited, Izneo... : les services et applications sont aussi nombreux que leurs concepts varient, entre prêt de livres numériques, lecture en streaming et audio.
« Dans le champ de l'édition professionnelle et de savoirs, il existe des offres comparables à Netflix. Pour l'édition grand public, la situation est différente et le marché plus compliqué... », analyse Louis Wiart, professeur en communication à l'Université Libre de Bruxelles, spécialiste des plateformes culturelles. « Le fait qu'une application dominante s'impose ces prochaines années me paraît très compliqué. L'argument clé serait une profondeur de catalogue énorme, comme ce qu'a fait Spotify dans la musique », ajoute l'économiste Mathieu Perona. Pour lui, seuls certains genres ou niches pourraient basculer dans le tout numérique à l'avenir, à l'instar du manga. « Il y a un marché possible, mais seulement sur certains créneaux et certaines catégories de lecteurs, c'est très limité », confirme l'éditeur François Gèze, par ailleurs président de Cairn, portail de publications numériques en sciences humaines.
Pas de motivation de l'édition
En France, c'est par exemple le cas d'Izneo, Netflix de la BD présent sur le web, IOS, Android et Nintendo Switch et qui revendique, en streaming ou en téléchargement, 4 millions de lectures en 2020. Son catalogue d'abonnement propose 8 000 contenus premium, 2 000 contenus en anglais, et, comme sur Netflix, des suggestions de lecture et des contenus mis en avant avec des crosslines.
De son côté, la bibliothèque numérique YouScribe a fait le choix d'un service à fort impact social en proposant son million de références aux bibliothèques, écoles et collectivités des marchés francophones d'Afrique. Youboox, et ses 2,5 millions de lecteurs francophones, se veut de son côté plus global mais Hélène Mérillon, qui a fondé l'application en 2011 en s'inspirant des modèles qu'étaient Deezer et Netflix, explique « toujours continuer à développer le concept 10 ans après, en jouant avec les spécificités du monde du livre ».
De l'avis général, ces fameuses spécificités empêcheraient le secteur de construire son Netflix commun. Pêle-mêle, les observateurs interrogés citent un marché du livre trop segmenté, une demande trop dispersée, le manque d'interopérabilité technique... Revient aussi l'attachement des lecteurs au format de lecture imprimé. « Et le contexte d'évolution des pratiques culturelles n'est pas non plus très favorable. Ce qui porte le développement fulgurant des grandes plateformes audiovisuelles et musicales, c'est qu'elles ont été rapidement adoptées par les jeunes générations », indique Louis Wiart, mettant en avant la montée des consommations audiovisuelles au détriment de la lecture.
"Le nez sur le nombril"
Mais ce qui revient avant tout reste le manque de soutien des éditeurs aux offres existantes, par crainte de cannibalisation des ventes papiers ou par incertitude sur les revenus qu'ils peuvent en tirer. « Le sujet de la lecture numérique et des abonnements n'est toujours pas assez pris au sérieux », affirme Mathieu Perona. Les rigidités de la loi sur le prix unique du livre entrent ainsi en jeu. « La vente titre et avant tout la vente titre : voilà le credo de l'édition française », poursuit l'économiste. « Le monde français du livre a le nez collé sur son nombril et souffre d'ignorer ce qu'il se passe en dehors. Tout autre modèle qui diffère est ressenti comme une menace. Dois-je rappeler la longue hostilité des éditeurs envers les bibliothèques ? », ajoute-t-il. « En France, il y a une grande et belle tradition de la filière éditoriale. Les acteurs traditionnels n'encouragent pas la transformation digitale de l'industrie et ne soutiennent pas les modèles d'avenir, bien adaptés aux usages des jeunes », insiste Juan Pirlot de Corbion, à la tête de YouScribe, rappelant que le modèle de bibliothèque en streaming avait été encadré à la suite des recommandations du Médiateur du Livre en 2015.
« Fondamentalement, l'utilité d'une telle plateforme serait extrêmement faible », rétorque l'éditeur François Gèze, qui pointe un manque de motivation générale. « Pour le lecteur, tous les livres ne se lisent pas facilement au format numérique. Pour les éditeurs, les ventes d'e-books dépassent rarement les 5 % du chiffre d'affaires. Quel intérêt, quelle rentabilité, quelle utilité ? », se demande-t-il. Yves Jolivet, à la tête des éditions le Mot et le Reste, préfère parler de « lenteur et de prudence ». « Je n'ai pas le sentiment que nous devons aller plus loin en matière de numérique. Après tout, l'industrie doit sa survie à l'objet sacré qu'est le livre papier, et le Netflix du livre s'appelle déjà bibliothèque ou librairie... », avance-t-il.
La France en retard ?
Peu de curiosité des lecteurs, due au manque d'intérêt des éditeurs, et donc un marché qui peine à s'élargir : le cercle vicieux de la lecture sur écran en France est tracé. « Les bibliothèques numériques sont perçues comme des cannibales qui mangent du papier et n'ont pas ou peu accès aux catalogues des grandes maisons. Nous avons contracté des accords avec plus de 1 200 éditeurs à travers le monde mais ne disposons pas des nouveautés en France. Nous ne pouvons pas démontrer la qualité de nos modèles tandis que les acteurs étrangers y parviennent avec des succès étonnants », martèle Juan Pirlot de Corbion chez YouScribe. Scribd, créé en 2007 aux États-Unis, voit en effet son catalogue alimenté par toutes les grandes maisons d'éditions américaines. « Mais le marché n'est pas le même, il est dérégulé, cela entraîne la mort de leurs librairies. C'est le Far West et ça leur correspond. Nous sommes sauvés par la loi Lang ! », tempère Yves Jolivet.
« Le problème n° 1 du marché numérique en France revient à son étroitesse. Quasiment personne dans la chaîne du livre ne parle de l'offre numérique qui pourtant progresse de plus de 40 % par an en bande dessinée. Qui la met en valeur ? Pas les institutions, pas les éditeurs, pas les auteurs, pas même les Gafa », tranche enfin Luc Bourcier, directeur général d'Izneo. « Pourtant, la chaîne du livre de demain, c'est le print ET le numérique. Ne pas soutenir les pure-players européens, c'est faire le jeu des plateformes internationales », poursuit-il. Une crainte que confirme le P-DG de YouScribe : « Sauf un sursaut ou une prise de conscience rapide, il est prévisible et regrettable que les grandes bibliothèques numériques de demain en France seront étrangères ». Comme un certain Netflix...