"C’était il y a longtemps, bien longtemps… Les mots se rêvaient en histoires." Dans ce roman d’une beauté étincelante, ils jaillissent de la bouche d’une vieille dame nous contant son drame. "Je suis Sonia la Boiteuse, je suis la dernière de ma lignée." Elle vit en Podlachie, une région qui se situe à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. C’est d’ailleurs là qu’est né en 1976 l’auteur surdoué, Ignacy Karpowicz. Reconnu dans son pays, il a grandi au cœur de ce no man’s land, où les langues s’entremêlent dans un règne de non-dits. Celui de Sonia résonne du fond de sa campagne profonde. "Au bout de nulle part, c’est un petit monde à portée des yeux et des oreilles", mais cela fait déjà un moment qu’elle est immunisée contre les rumeurs ou d’anciennes rancœurs.
Cette héroïne, digne des frères Grimm, possède "une rouanne tachetée", un chien, un chat et des poules. "Je n’ai aucun proche, pas de biens, je n’ai rien, mais ce n’est pas bien grave." Sa sagesse semble tout droit sortie de l’école de la vie, elle prône la survie, pas le pathos. Si la solitude constitue sa fidèle compagne, elle se brise face à Igor, ténor du théâtre. Tombé en panne dans ce coin perdu, il se réfugie dans la cabane de Sonia, sans soupçonner qu’elle va lui ouvrir les portes d’un autre monde. L’inspiration du metteur en scène est à sec, mais elle est fécondée par cette rencontre inespérée, et il devient le gardien de sa misérable existence. Sonia "racontait sa vie ordinaire, d’un endroit où les gens ont trop peu vécu, parce que l’histoire s’en était mêlée, et que l’histoire était toujours contre les hommes. Plus encore contre les femmes."
Le jeune écrivain Ignacy Karpowicz saisit parfaitement ces destins broyés. Son roman est construit comme un puzzle, imbriqué dans d’indicibles douleurs recelant l’essence de la violence. Il donne corps à la confrontation entre deux générations, entre la réalité et la création. Celle du dramaturge qui procure un second souffle au récit de Sonia. Son Antigone se cogne aux plaies infligées par l’humanité, mais elle garde son humour et sa dignité.
Elle a été violée par son père et violentée par ses frères. "L’enfance restait à jamais ancrée en l’homme, comme les saisons ou la barbarie." Alors que les nazis ravagent la région, la protagoniste goûte à l’amour interdit. L’idyllique Joachim revêt l’uniforme SS pour participer au massacre des Juifs. L’héroïne avoue qu’elle a "aimé jusqu’à la frontière derrière laquelle il n’y avait plus que le néant".
Son mari Misha voulait la protéger, mais le pire était leur adversaire. Malgré l’horreur, Sonia n’est jamais devenue amère. "La guerre l’avait dévastée, sans pourtant la briser. Elle vivait, car il était simple de mourir." Magnifiquement traduit, ce roman, teinté d’humanité et de poésie, est dédié "aux hommes bons". N’oublions pas qu’ils existent et qu’ils méritent d’être écoutés. K. E.