Entretien

Aurélie Filippetti : "Ne pas rester les bras ballants"

Aurélie Filippetti - Photo OLIVIER DION

Aurélie Filippetti : "Ne pas rester les bras ballants"

La ministre de la Culture se dit "volontariste" face aux distorsions de concurrence affectant Virgin et les libraires. Elle dévoile certains axes du plan pour la librairie qu'elle annoncera à la fin de mars, dont l'ouverture du label Lir à 2 000 libraires et la création d'un médiateur du livre aux compétences élargies. Elle manifeste enfin sa réticence à la suppression du rabais de 5 % autorisé par la loi Lang.

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Par Fabrice Piault,
Créé le 02.12.2014 à 11h37 ,
Mis à jour le 04.12.2014 à 16h37

Dès le 16 février 2012, Aurélie Filippetti était venue défendre dans un "Forum Livres Hebdo" à la Maison de l'Amérique latine, à Paris, face aux professionnels, le "programme livre" du candidat Hollande (1). Nommée il y a huit mois ministre de la Culture et de la Communication, elle est intervenue à plusieurs reprises sur les enjeux propres au livre, qu'il s'agisse du retour de la TVA à 5,5 % au 1er janvier 2013, puis à 5 % en janvier 2014, des négociations auteurs-éditeurs sur le droit d'auteur à l'heure du numérique, de la numérisation des livres indisponibles ou de la nécessité de "redonner deux points de marge" à la librairie, mais elle n'avait encore jamais procédé à un panorama d'ensemble de sa politique. Elle nous a reçus dans son bureau, rue de Valois, mardi 15 janvier.

Livres Hebdo - La crise de Virgin vous paraît-elle symbolique des difficultés que traverse le marché du livre ?

Aurélie Filippetti - Je n'exonère pas la direction de Virgin de ses responsabilités, mais on ne peut pas se satisfaire de cette situation en restant les bras ballants. C'est pour cela que j'ai réuni très vite les syndicats de Virgin, la direction, et que je suis le dossier de très près. Bien sûr, l'actionnaire aurait pu prendre un certain nombre de décisions depuis des années. Mais Virgin est aussi victime d'une concurrence déloyale de la part de groupes comme Amazon qui ne respectent pas les règles fiscales qui s'imposent aux entreprises territorialisées en France. Virgin, ce sont des emplois qualifiés, une forte valeur ajoutée pour l'animation de nos centres-villes, et c'est pour cela que je me battrai contre les distorsions fiscales qui subsistent à l'échelle européenne. Cela dit, Virgin est en redressement judiciaire : c'est mieux qu'une liquidation. Il y a quatre mois pour trouver un repreneur, et il y a des pistes.

Vous pensez à Cultura ?

Pas seulement. D'autres se sont fait connaître. Plusieurs pistes sont intéressantes et je peux vous dire que les équipes du ministère travaillent d'arrache-pied, avec les collectivités, pour aider à une reprise et trouver les solutions les plus adaptées au niveau local, magasin par magasin. Pour moi, c'est fondamental. Je suis inquiète de la situation sociale des salariés, mais aussi parce qu'ils ont un savoir-faire précieux. Ils exercent des métiers de médiation et de prescription qui ne sont pas obsolètes et dont nous avons fondamentalement besoin, en dépit de la dématérialisation.

Mais quel rôle peut être le vôtre alors qu'il s'agit d'une entreprise privée ?

Un rôle de facilitateur, une exigence vis-à-vis de l'actionnaire... Il s'agit de mettre les gens devant leurs responsabilités, de travailler sur la réglementation mais aussi avec les collectivités locales et avec tous ceux qui sont susceptibles de développer un projet industriel et culturel. J'ai une vision assez extensive du rôle du ministère de la Culture.

Interventionniste ?

Je dirais plutôt volontariste.

Le rétablissement de la Direction du livre, que vous aviez souhaité il y a un an à notre Forum Livres Hebdo, est-il toujours à l'ordre du jour ?

Avec son directeur, Nicolas Georges, qui a toute ma confiance, nous réfléchissons aux moyens d'asseoir l'autorité du Service du livre et de la lecture, notamment vis-à-vis du Centre national du livre. Mais j'ai choisi de ne pas rouvrir l'énorme boîte de Pandore de l'organisation du ministère : je préfère travailler sur le fond des politiques.

Que va devenir le CNL ?

J'ai obtenu un rapport interne qui est précieux. J'ai arrêté les réformes antérieures et rétabli la commission poésie. Je souhaite que le CNL soit davantage impliqué dans le soutien à la librairie et donc qu'il y ait une redéfinition de ses priorités.

Quelle mission assignez-vous à la Bibliothèque nationale de France, qui absorbe une grande partie du budget livre du ministère ?

La BNF a dû faire des efforts budgétaires comme tous les grands organismes. Mais elle a un rôle majeur en matière de numérisation. Un gros travail a été engagé avec le conseil de surveillance des investissements d'avenir autour de la numérisation des livres indisponibles. Une première livraison de 60 000 ouvrages est en cours pour le Salon du livre, avec l'objectif d'atteindre, par tranches, les 500 000. Pour ce dossier, j'ai obtenu le soutien du directeur général de la Caisse des dépôts, Jean-Pierre Jouyet. Cette politique permettra de conserver une propriété publique sur ce qui est numérisé. Nous avons échappé au risque d'une privatisation.

Quand sera promulgué le décret d'application de la loi sur les livres indisponibles adoptée au printemps dernier ?

Il était examiné ce 15 janvier au Conseil d'Etat. La promulgation pourrait intervenir d'ici deux à trois semaines.

Où en est le plan de modernisation de la BPI du Centre Pompidou lancé par votre prédécesseur et privé de moyens après la phase d'étude ?

Nous intensifions le travail lancé. Mais il avait été souhaité au sein de la BPI qu'elle fasse des choses qui ne relèvent pas de ses missions fondamentales : je suis réservée. Sa mission n'est pas de se disperser vers des missions exercées par d'autres. La BPI doit rester dans le périmètre du Centre Pompidou, en bonne intelligence. Il ne faut pas que diversification rime avec dispersion.

Vous inaugurez ce vendredi à Pau une médiathèque municipale où une grève est annoncée. Comment appréhendez-vous vos relations avec ces établissements sur lesquels vous n'avez pas la main budgétairement ?

J'y signe des contrats territoire-lecture. J'en ai signé un à Chevilly-Larue. Un autre est prévu à Angoulême. Le rôle d'impulsion de l'Etat est très important. La question n'est pas de savoir qui paie : la politique culturelle s'élabore ensemble, Etat et collectivités au service des citoyens. Dans une période de moyens budgétaires rationalisés, il nous faut dégager encore plus de synergies.

Dans quelle mesure le ministère peut-il aider les professionnels aux prises avec les bouleversements de la révolution numérique ?

J'ai lancé plusieurs groupes de travail. Des rapports m'ont été remis ou vont l'être. J'ai notamment demandé un rapport interne sur l'échec du portail collectif 1001Libraires.com, qui n'a pas permis malheureusement de développer un site des libraires indépendants concurrent d'Amazon ; et le rapport de Serge Kancel sur les aides aux librairies doit être finalisé d'ici à la fin du mois. Il s'agit d'éviter le saupoudrage, de disposer des aides les plus efficaces et les plus pertinentes possible. Mon objectif reste de donner deux points de marge supplémentaires à la librairie. Je dévoilerai à la fin de mars au Salon du livre de Paris mon plan de soutien à la librairie et aux libraires.

Les éditeurs ont-ils répercuté comme vous l'attendiez la baisse de la TVA sur le livre numérique ?

Tous ne l'ont pas fait. Il faudra qu'ils le fassent. C'est l'une des clés de la réussite de cette mesure, et aussi l'une des clés des procédures en cours avec la Commission européenne. Une menace pèse sur nous, sur laquelle nous nous mobilisons.

Précisément, où en êtes-vous de votre bras de fer avec Bruxelles ?

J'ai vu le week-end dernier le président de la Commission, José Manuel Barroso. Nous en avons longuement discuté. C'est un homme qui est sensible à la question culturelle. Je lui ai fait part des arguments de la France. Je lui ai expliqué que l'Europe ne pouvait dire qu'elle voulait faciliter le développement de la société numérique tout en pénalisant la France lorsqu'elle prenait une mesure en ce sens. La baisse de la TVA est un levier de croissance pour l'ensemble du secteur.

Comment voyez-vous l'évolution de ce marché du livre numérique ?

Il a vocation à croître, mais on voit bien que les gens sont encore attachés au papier. C'est lié à l'habitude des Français de fréquenter les librairies. Je m'en félicite. L'essentiel, c'est qu'ils aient le choix, que le numérique n'écrase pas le système qu'on a patiemment mis en place et qui garantit la diversité de la chaîne éditoriale et donc des oeuvres.

Comment appréciez-vous l'état des négociations auteurs-éditeurs sur le contrat d'édition ?

Je suis contente car j'ai le sentiment qu'elles vont dans le bon sens. De nouveaux sujets sont mis sur la table qui pourront rassurer les auteurs, comme la question de la reddition des comptes - transparence, régularité -, à laquelle je suis sensible parce que je l'ai vécue en tant qu'auteure. Il est normal que les éditeurs puissent avoir un retour sur leurs investissements dans le numérique. Mais il est aussi normal que les auteurs puissent tirer un véritable bénéfice du passage à une technologie numérique qui peut faciliter beaucoup de choses.

Vous attendiez un résultat en mars.

Oui. Il reste deux mois. Mais l'inquiétude des auteurs était légitime. La société numérique doit être une société où chacun obtient plus de garantie, de sécurité, de transparence et ne se livre pas pieds et poings liés dans des contrats qui courraient sur des années.

Quelles seront les grandes orientations du plan pour la librairie que vous dévoilerez fin mars ?

Nous avons plusieurs pistes de réflexion : nous avons l'idée d'un fonds de soutien ciblé à la librairie ; je voudrais augmenter le nombre de librairies bénéficiant du label Lir, jusqu'à 2 000 environ, pour irriguer le réseau de manière plus importante sur l'ensemble du territoire... J'ai souhaité que les enseignes comme Virgin ou la Fnac participent au groupe de travail sur l'avenir de la librairie. Bien entendu, il y a des spécificités pour les librairies indépendantes, mais je porte aussi une attention particulière à ces groupes de plus grande taille. Si, il y a vingt ans, on pouvait craindre une opposition entre eux, aujourd'hui il y a des problématiques qui leur sont communes qui doivent être abordées de front. Nous examinons la question des frais de port, car la concurrence d'Amazon vient des conditions de livraison. Je veux encourager des démarches qualitatives des libraires pour répondre à Amazon. L'accès de tous les libraires aux marchés publics, dans une démarche de proximité, me semble également très important. Nous nous intéressons à l'aide à la formation, à l'équipement. Il faut que les libraires puissent vendre du livre imprimé et dématérialisé, et j'encourage pour cela toutes les démarches de mise en réseau.

Où en est l'idée d'une "taxe Amazon" que vous avez lancée il y a un an ?

Le rapport Collin & Colin sur la fiscalité du numérique sera rendu au gouvernement d'ici à la fin du mois. Nous essayerons d'adapter leurs propositions au secteur du livre.

Faut-il supprimer les 5 % de rabais autorisés par la loi Lang, comme le demande notamment le SLF ?

Les discussions continuent. Le problème, c'est que si on supprime les 5 %, cela bénéficiera à tout le monde, y compris à Amazon. Et puis, si j'ai souhaité que l'on redonne de la marge aux libraires, notamment en baissant la TVA, il ne faut pas non plus que le livre soit pénalisé par son prix : vis-à-vis des consommateurs, supprimer les 5 % ne serait pas un très bon signal. Enfin, sur un plan politique, cela m'obligerait à rouvrir la loi sur le prix unique du livre. Je ne le souhaite pas : cela pourrait être très dangereux.

Que pouvez-vous faire pour aider les libraires indépendants à disposer d'un portail de vente en ligne ?

L'Etat ne peut se substituer aux initiatives privées, mais nous regardons comment nous pouvons soutenir celles qui sont engagées comme celle de Librest, Lalibrairie.com.

Etes-vous favorable à la nomination d'un médiateur du livre, comme le demandent les libraires, et quel serait son périmètre ?

J'y suis favorable, et j'espère également pouvoir l'annoncer en mars. Mais le médiateur ne devra pas seulement être un facilitateur. Il sera concerné par toute la chaîne du livre sans se limiter à la résolution des conflits entre les uns et les autres. Il traiterait toutes les questions que nous avons été obligés de confier à des personnalités comme Pierre-François Racine ou Pierre Sirinelli. Il aurait vocation à anticiper les problèmes et les grandes questions structurantes qui se posent à la filière. On pourrait le saisir, mais il pourrait aussi s'autosaisir ou m'alerter. Aussi j'aimerais que cette fonction soit dans le périmètre du ministère. Nous réfléchissons à l'endroit le plus pertinent. Il ne faut pas non plus que cela perturbe le travail de Nicolas Georges : le directeur chargé du Livre a besoin de la confiance de ses interlocuteurs, il ne doit pas être impliqué dans la résolution des conflits.

Il semble qu'on assiste à un recul de la lecture de livres. Partagez-vous ce diagnostic ? Quelles initiatives pouvez-vous prendre ?

La pratique de la lecture n'est pas en elle-même menacée : on lit autrement, on lit d'autres choses. Ce qui recule, c'est la lecture cursive, linéaire d'un ouvrage. Même les gros lecteurs lisent moins. Quand la définition du gros lecteur passe de 25 à 16 livres par an, c'est inquiétant. Je souhaite traiter le problème à la fois avec Vincent Peillon dans le cadre de l'école, et avec les collectivités avec l'idée qu'on puisse accéder à un texte long grâce aux outils numériques. Nous avons prévu d'organiser à l'automne, sous l'égide du ministère et avec les collectivités locales, des Assises de la lecture publique pour encourager les synergies entre l'éducation, la culture ou encore l'éducation populaire.

(1) Voir LH 898 du 24.2.2012, p. 12-15.

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