"C'est ainsi que nous vécûmes, famille désarticulée, petits Français de l'intérieur, coincés entre le leasing de nos voitures et les escalators du progrès, gravissant quelques marches sociales pour les redescendre aussitôt, enterrant nos parents avant de dépenser leurs assurances-vie, voyant grandir nos enfants et défiler les années, comme les bovins regardent passer les trains, jusqu'à la fin."
Et c'est ainsi que Jean-Paul Dubois est grand, auscultant de livre en livre l'ampleur du désastre. Cette fois-ci, c'est son vingtième et celui qui y passe un sale quart d'heure (en réalité, une vie tout entière, consciencieusement gâchée) s'appelle Paul Sneijder. Paul comme tous les héros de Dubois, Sneijder comme un footballeur hollandais, pays d'origine de son père. La soixantaine chafouine, Paul a été marié, deux fois, la dernière avec Anna qui l'a entraîné de Toulouse à Montréal, où l'attendait un emploi de "responsable du laboratoire de commande vocale" au sein d'une puissante entreprise de télécommunication. Paul a eu trois enfants. De son premier mariage, Marie, dentiste et lesbienne, qu'il n'a pas vue grandir et aime autant qu'il puisse aimer. Du second, des jumeaux, avocats fiscalistes, qu'il préfère appeler "les imbéciles" plutôt que par leurs prénoms, ce qui eu égard à leur monstruosité paraît pertinent. Et dans cette vie minuscule il faudra attendre le 4 janvier 2011 pour qu'il se passe enfin quelque chose. Le pire en l'occurrence, mais c'est mieux que rien. L'ascenseur dans lequel est monté Paul, Marie et trois autres personnes se décroche, tuant tous ses occupants, à l'exception de Paul, qui ira dorénavant comme une âme en peine, ressuscité en Lazare obsédé des monte-charge et se découvrant une passion pour la profession de promeneur de chiens et pour les bénéficiaires de ces promenades.
Jean-Paul Dubois encourage et dirige l'exégèse de ses livres. Il suffit d'évoquer quelques termes passe-partout, vies fracassées, poétique de la tondeuse à gazon, liens rompus des générations, et le tour critique est joué. Il y a de cela, de nouveau, dans ce Cas Sneijder, où les heureuses influences de John Updike et Richard Ford se font à nouveau sentir, qui est presque paradigmatique de toute l'oeuvre et en constitue certainement un des sommets. Il serait pourtant malvenu de lui en faire le reproche. Dubois ne se répète pas, il raffine. Il y a dans ces pages un principe majeur : la sidération. Celle du rescapé, de l'homme plongé au sein d'un paysage, géographique et mental, qu'il ne comprend pas ou plus, de celui qui découvre sur le tard qu'il n'y a pas que le bonheur qui a fui ; la vie l'a imité. Dubois écrit tout ça avec infiniment d'humour, de distinction et une humanité sans pareille. Il divague joliment du côté de chez J. R. Ackerley et de ses chiens, de vieux pilotes de course anglais, de l'émirat de Dubai.