Longtemps l'écrit a dicté ses règles à l'image, la numérisation est en train de renverser la vapeur et de transformer l'avenir des bibliothèques », estime Michel Melot, grand spécialiste du sujet. Il signe ce mois-ci, avec Claude Collard, incollable quant à elle sur la photographie, un ouvrage très complet sur la question, Images et bibliothèques, aux éditions du Cercle de la librairie. Objectif : aider les bibliothécaires à gérer ces collections très particulières et à surmonter les nombreuses difficultés auxquelles ils sont confrontés avec la nouvelle donne de la numérisation (choix technique, traitement documentaire, indexation, identification des droits, suivi des demandes de reproduction, etc.).
"L'évolution des dernières années a été très rapide, confient les deux auteurs à Livres Hebdo. Le livre que nous avions réalisé en 1995 sur le même sujet avec Isabelle Giannattasio est déjà complètement obsolète, on y évoquait à peine la numérisation ! Nous avions pu, à l'époque, écrire ce livre à trois et traiter à la fois de l'image fixe et animée. Aujourd'hui, la situation est devenue tellement complexe que non seulement nous n'abordons dans notre livre que l'image fixe, mais il a fallu nous adresser à huit auteurs (1) pour maîtriser le sujet."
Dans des armoires
Il y a quinze ans en effet, les images - estampes, affiches, cartes postales, photographies, imageries en tout genre... - étaient souvent négligées par les professionnels et de ce fait méconnues du public. Provenant pour la plupart de dons et de legs, et artificiellement réunies par des collectionneurs ou des chercheurs, elles étaient reléguées dans des armoires par les bibliothécaires. Le catalogage de ces documents fragiles, isolés en feuilles ou collés dans les albums, extrêmement divers dans leurs formats, leurs supports, leurs usages, etc., était un vrai casse-tête. "Avec la numérisation, tout change, insiste Michel Melot. Autant ces fonds d'images étaient délicats à trouver et à manipuler sur place, autant leurs reproductions numériques sont faciles à découvrir et à exploiter. Aussi bien dans des expositions qui valorisent les bibliothèques auprès du public et des élus que sur Internet, où elles peuvent être consultées en masse."
"L'arrivée d'Internet a provoqué un vrai sursaut, renchérit Claude Collard. A la suite de la BNF et de la BPI, pionnières dans ce domaine, de très nombreuses bibliothèques à Paris - celles de l'Institut national d'histoire de l'art (INHA), de la documentation internationale contemporaine (BDIC), la Bibliothèque interuniversitaire de médecine (BIUM)... -, mais aussi en région - Montpellier, Lille, Rouen, Troyes, Senlis, Caen, Roubaix... - ont adopté une politique dynamique de numérisation de leurs fonds d'images, qui se sont révélés d'une richesse insoupçonnée. Aussi bien pour un large public féru d'histoire locale ou de généalogie que pour les amateurs d'art, qui ont découvert des oeuvres de dessinateurs, graveurs et photographes complètement oubliés."
Web collaboratif
La vraie nouveauté - qui a donné lieu à un chapitre entier dans le livre -, c'est le Web collaboratif. Il permet aux bibliothèques de penser leurs portails comme des plates-formes d'échange avec les utilisateurs et entre les utilisateurs. Ces sites communautaires, comme Flickr et Facebook, où le nombre d'images déposées est astronomique (17 milliards sur Flickr), permettent aux internautes d'identifier et de légender chacune d'entre elles. Ce "wikilégendage" est une aide précieuse pour les bibliothèques, qui ont toujours eu du mal à indexer ces fonds très hétéroclites.
"Cette possibilité dont dispose chaque internaute de taguer et de légender des documents est une petite révolution, s'enthousiasme Michel Melot. C'est d'ailleurs une tendance générale : l'usager intervient de plus en plus dans les services, la bibliothèque a tendance à devenir elle-même un site communautaire."
La bibliothèque du Congrès fut pionnière avec le lancement en 2008 du projet "Flickr : The Commons", qui ouvrait ses collections numérisées à une large communauté d'internautes et les invitait à participer à l'enrichissement de la description des fonds exposés. Aujourd'hui, une cinquantaine d'établissements ont rejoint le projet, dont la bibliothèque de Toulouse qui y expose plusieurs centaines de photographies du fonds Trutat sur 5 000 plaques de verre des années 1870-1920 concernant les Pyrénées.
Il y a bien sûr chez les professionnels un débat sur la fiabilité de cette indexation tous azimuts qui ne s'appuie sur aucune structure organisée. Mais, pour Claude Collard, "loin d'être concurrentes, l'indexation professionnelle, plus contrôlée et respectant les normes, et l'indexation communautaire se complètent, sans compter que les tags en langue anglaise enrichissent l'indexation professionnelle francophone." Selon les auteurs de l'ouvrage, la contribution des internautes sera d'autant plus source d'enrichissement scientifique qu'elle s'appuiera sur une communauté compétente et active ou sur des groupes de spécialistes de telle ou telle question. C'est ce qui se passe avec le projet collaboratif "PhotosNormandie", où un panel d'experts valide les commentaires apportés sur 3 000 photographies de la bataille de Normandie pendant la Seconde Guerre mondiale, avant de les recharger sur Flickr.
Optimisme
Dans un futur proche, toutes les collections d'images ou presque seront accessibles sur Internet. Une raison (de plus) pour déserter la bibliothèque ? Pour Claude Collard, les lecteurs continueront de s'y rendre si les professionnels évoluent dans leur métier et apportent une vraie médiation autour des collections numériques. Elle souligne aussi que la baisse de fréquentation des salles de lecture est compensée par la hausse des usages à distance. Michel Melot est quant à lui d'un optimisme à tous crins. "Certes, Internet permet de repérer facilement une image, mais cela ne dispense pas, en tout cas pour les professionnels de l'image, les chercheurs ou les collectionneurs, d'aller à la source, car l'image fournie sur l'écran ne donne pas les informations dont ils ont besoin (support, format, droits, mentions en marge ou au dos du document, qualité de la reproduction, etc.)." Le conservateur pense même que "cette révolution, loin d'éloigner le public des bibliothèques comme on pourrait le penser, pourrait bien les y attirer". Il évoque notamment les internautes qui, repérant sur la Toile des images inédites au milieu de tant d'autres, éprouveront le besoin d'en savoir plus sur le contexte et les collections dont ces images sont tirées. Il cite pour exemple Chefs-d'oeuvre ?, le catalogue de l'exposition inaugurale du Centre Pompidou-Metz, dans lequel les oeuvres, au lieu d'être classées par noms d'artistes ou par chronologie, comme c'est en général le cas, le sont par dates d'acquisition du musée. "C'est l'effet Google, estime-t-il, et en tout cas une première dans ce type d'ouvrages. Selon moi, c'est une preuve que l'on s'intéresse de plus en plus à la réception des oeuvres et à la politique d'acquisition des collections du musée ou de la bibliothèque."
(1) Yves Alix, Caroline Rives, Corinne Le Bitouzé, Dominique Maillet, Marie Thompson, Nicolas Taffin, Carole Roux-Derozier, Catherine Dhérent.