Elles sont une référence incontournable de l’innovation éditoriale made in France. Fondées en 2005 par Anthony Roux, Camille Chafer et Emmanuel Darras, les éditions Ankama célèbrent cette année 20 ans d’une aventure unique et quasi-visionnaire dans le milieu du livre. Conçue à l’origine pour décliner l’univers du jeu vidéo Dofus en bande dessinée, la maison a rapidement ouvert la voie à une nouvelle génération d’auteurs français, à mi-chemin entre héritage européen et influences japonaises.
« Au tout début, Ankama était une entreprise fabriquant des sites Web pour différents clients tels que la Redoute », rappelle, amusée, Élise Storme, directrice éditoriale de la maison depuis 2010. À l’époque Anthony Roux, connu sous le pseudonyme d’illustrateur Tot, planche chaque soir avec deux amis Camille Chafer et Emmanuel Darras sur un projet de jeu vidéo amené à devenir un incontournable du gaming : Dofus.
Dofus, l'essor du « manfra »
À sa sortie en 2004, trois ans après la création d’Ankama Studio, le jeu de rôle massivement multijoueur (MMORPG) fait un carton, fédérant des milliers de joueurs à travers le monde. Face à ce succès, Anthony Roux, formé aux Beaux-Arts de Tournai (Belgique), ambitionne alors d’adapter le jeu au format papier, le transformant en un « manfra », contraction de « manga » et « français ». Mais l’illustrateur essuie de nombreux refus de la part des maisons d’édition.

Las de cette errance éditoriale, il décide alors de fonder sa propre structure en s’appuyant sur les univers de Dofus, mais aussi de Wakfu, décliné en série animée à succès. Enrichies d’autres créations, ces deux sagas constituent les fondamentaux de la galaxie « Krosmoz ».
Premier titre de la maison, l’artbook Dofus explore en détail l’univers du jeu vidéo. L’ouvrage est suivi par le premier tome du manfra éponyme, qui rencontre à son tour un succès immédiat, propulsant la jeune maison dans une autre dimension. « C’était une initiative risquée, surtout à l’époque, mais cette tendance à ouvrir la porte aux projets hybrides est ce qui fait l’identité Ankama », commente Élise Storme.
Le Label 619, une onde de choc
Si dans les premiers temps, la ligne éditoriale de la maison se cristallise autour de la déclinaison transmédia de Dofus, d’autres mondes graphiques et narratifs viennent progressivement enrichir son catalogue. C’est dans cette dynamique que naît le Label 619, fondé par l’illustrateur RUN, rencontré peu de temps auparavant par Tot. À l’époque, les deux artistes partagent le même sentiment de frustration face à une BD franco-belge qui rechigne à s’ouvrir au manga et aux comics.

Pour contrer ce phénomène, la maison édite Mutafukaz tome 1 : Dark Meat, véritable ovni éditorial imaginé par RUN, et porté par un fulgurant bouche-à-oreille. Récompensé du prix coup de cœur de la Fnac, le titre attire l’attention d’un distributeur, encourageant Ankama à accélérer sa structuration. Suite à ce coup d’éclat, Tot donne carte blanche à RUN qui s’engage à trouver, signer et accompagner de nouveaux auteurs. RUN recrute alors Yuck, avec qui il pose les bases de la collection, officiellement lancée lors de la Japan Expo 2008.
Explorant les hors champs de la BD classique, le label – qui publie des œuvres telles que Debaser de Raf, Freaks Squeele de Florent Mondoux (Freaks Squeele), la série collective DoggyBags, le détonant Shangri La de Mathieu Bablet ou encore les inventions de Guillaume Singelin (The Grocery, Loba loca) – dynamite les conventions du 9ᵉ art, à grands coups d’excentricité.
La relève
Mais, coup de théâtre : en 2019, le label s’émancipe des éditions Ankama pour devenir un studio de création indépendant. Deux ans plus tard, il intègre finalement les éditions Rue de Sèvres. « C’était d’abord une séparation humaine. On ne peut pas empêcher quelqu’un de partir », regrette Élise Storme. « Il nous a fallu un certain temps pour surmonter ce départ, mais d’autres titres ont su prendre le relais et s’imposer comme de véritables blockbusters », évoquant notamment la série Radiant de Tony Valente, lancée en 2013 et toujours en cours de publication, devenue le premier manga français traduit et publié au Japon.

Plus récemment, la maison a réduit le rythme de ses parutions (et par conséquent le nombre de ses employés), limitant ses sorties à une trentaine d’albums par an pour « bien accompagner les auteurs, notamment le manga de création qui demande beaucoup de travail puisque chaque série représente entre trois et cinq tomes », détaille Élise Storme.
Fidèle à son engagement en faveur de la création tricolore, Ankama s’est récemment illustré avec une poignée de nouveautés : Dans la tête de Sherlock Holmes de Cyril Liéron, Tire sur mon doigt de Charles Bossart (20 000 exemplaires vendus), Ripper de Jeronimo Cejudo, ou encore Radiant Cyfandir Chronicles, spin-off de Radiant de Tony Valente.
Mais qu’en est-il de la stratégie multimédia qui faisait l’ADN de la marque ? « Évidemment, nous continuons à tester plusieurs choses, c’est précisément notre valeur ajoutée » signale Élise Storme. Pour séduire les amateurs d’univers gaming, Ankama a lancé en 2022 l’application « Krosmoz », permettant aux utilisateurs de la plateforme d’accéder à des webtoons originaux, tirés de l’univers devenu culte.
Le webtoon, nouveau fer de lance
La même année, la maison roubaisienne étoffe son offre en rachetant la plateforme Allskreen, laquelle propose désormais l’ensemble de son catalogue. « Nous y avons développé une interface unique qui permet de raccourcir au maximum les démarches du joueur. Un bouton, affiché sur sa home page, lui permet d’accéder directement à l’application depuis sa console », précise Élise Storme.
Proposant des adaptations soigneusement travaillées des titres de la maison, l’application entend aujourd’hui se faire le concurrent crédible du mastodonte Webtoon. « Pour cela, il nous faut du contenu. L’éditeur Hervé Créac’h s’est donc rapproché d’autres maisons pour adapter leurs contenus, voire leur proposer la création de contenu original », fait savoir la directrice éditoriale. Un projet qui permet aux éditeurs partenaires, parmi lesquels Albin Michel, de valoriser leurs droits, mais également de gagner en visibilité sur de nouveaux supports.
À long terme, la maison souhaite intégrer à son catalogue davantage de « titres grand public ». « Jusqu’ici, nous avons surtout mis en avant des ovnis éditoriaux, mais qui peinent à gagner en visibilité en librairie – d’autant plus dans le contexte actuel », explique Élise Storme. Cette nouvelle orientation, amorcée avec des titres comme Plein Ciel de Pierre-Roland Saint-Dizier et Michaël Crosa, permettrait à la maison de stabiliser son chiffre d’affaires, aujourd’hui autour de 2,5 millions d’euros.
Néanmoins, quelques surprises sont attendues d’ici la fin de l’année, dont l’arrivée d’un « très grand auteur associé à une licence très connue », que la directrice éditoriale préfère, à ce stade, garder secret. Suspense garanti.