Aux dernières lignes de son récit, le jeune André Tubeuf, âgé de 16 ans, du bateau qui l’emmène définitivement vers la France, contemple Beyrouth s’éloignant, "avec Smyrne, la plus belle chose du monde quand on la voit de la mer", et avec elle son enfance et son adolescence de rêve. Sa famille, demeurée à quai et restée vivre au Liban, peut laisser libre cours à ses larmes. "Comment t’oublierais-je, quand je le voudrais ?" demande-t-il à son cher Orient. Impossible. La preuve, soixante-dix ans après, au soir d’une vie riche et bien remplie (Tubeuf a été professeur de philosophie, musicologue, il est l’auteur d’une vingtaine de livres consacrés surtout à la musique), le narrateur a éprouvé la nécessité de convoquer à nouveau sa mémoire, de revenir une fois encore dans ce qui ressemble bien à un paradis perdu.
André Tubeuf raconte qu’il est "né troyen" - à Smyrne en fait, comme on disait à l’époque, de même qu’on disait Stamboul -, et qu’il ne se sentira jamais "français de France". Pas turc non plus, bien qu’il parle la langue. Le pays du "ghazi" Atatürk, farouchement nationaliste, occidentalisé et "xénophobe", n’est pas le sien. Il regrette le temps de l’Empire ottoman, plus débonnaire, où se côtoyaient harmonieusement un grand nombre de communautés, de peuples et de confessions (chrétiens, juifs, arméniens, grecs, levantins…) qui disparaîtront par la suite, poussés vers l’exil par le pouvoir. Mais, en 1930, on n’en est pas encore là, même si, tout gosse, le jeune André ressent en lui une peur diffuse, transmise par son père, ingénieur dans les mines puis les chemins de fer, et pressent que son paradis ne durera pas éternellement. En Orient, on est volontiers fataliste, acceptant ce que l’on ne peut éviter. Amor fati.
Alors, comme sa mère Odette, qui porte tout l’Orient dans ses veines, descendante de familles éparpillées à travers le bassin méditerranéen, André va savourer son bonheur sans mesure. D’abord en Turquie : à Smyrne, à Zonguldak, sur les bords de la mer Noire, à Stamboul. Puis en Syrie, à Alep, où son père a été nommé, déjà un autre monde, arabe, même sous protectorat français. Et enfin à Beyrouth, avant de partir, en 1946, vers Paris et les choses "sérieuses".
L’Orient derrière soi, titre parfait, est un livre enchanteur, mais grave aussi. Non seulement l’Orient d’André Tubeuf n’existait déjà plus vraiment, "naturellement" pourrait-on dire, mais la folie des hommes est en train de le détruire définitivement. J.-C. P.