Cinq mois et demi après le confinement, quelle est la situation de votre librairie ?
L'activité se porte bien, nous commençons à rattraper un peu le retard pris. Depuis le début de l'exercice, au 1er février 2020, nous cumulons une perte de 15 %. La réduire à 10 % me semble toujours envisageable. Mais aujourd'hui, vu le contexte, être serein reste difficile. Les sources d'inquiétudes demeurent vives. Les bibliothèques tardent par exemple à revenir. Et si elles nous visitent fin novembre, cela va être très difficile à gérer. Toutefois, ce sera pire si elles ne reviennent pas du tout. À cela s'ajoute un Noël délicat à anticiper et, pour ma part, une crainte de la reprise des mouvements sociaux. Je sens un grand désespoir chez les gens.
Avez-vous, vous aussi, bénéficié d'une fréquentation renouvelée après le 11 mai ?
Oui clairement. Les quinze premiers jours, les témoignages de soutien ont afflué et notre panier moyen a augmenté de 17 à 21 euros. Nous avons aussi vu arriver de nouveaux clients, des gens qui se sont mis ou remis à la lecture, qui nous ont découverts ou qui ont réfléchi sur leur mode de consommation. Ce confinement a remis à la mode des valeurs que véhicule la librairie : la proximité, l'indépendance, la chaleur humaine et une société plus juste. C'est désormais un lieu tendance.
Et vous, comment avez-vous vécu cette période ?
Le confinement a représenté un temps de pause inédit. J'ai pu lire autrement que dans l'urgence et j'ai rattrapé du retard sur beaucoup de sujets, comme l'organisation des plannings. J'ai enfin trouvé un outil adéquat alors que je bricolais depuis deux ans ! Cela nous a aussi permis de prendre le temps de la réflexion sur les projets. Mais rouvrir m'a procuré un véritable soulagement, d'autant que la fréquentation exceptionnelle m'a tenue dans le magasin, sur le terrain. Comme à Noël, ce sont des moments que j'aime particulièrement. J'ai le sentiment de revenir à mon métier initial.
Quatre ans après la reprise, comment vous sentez-vous dans votre costume de cheffe d'entreprise ?
Diriger une entreprise est une activité très ingrate. Mais j'ai découvert tout un tas de choses que je n'aurais jamais imaginé faire, parfois complètement improbables. Dans l'ensemble, je ne regrette pas grand-chose hormis d'avoir signé en novembre et de ne pas avoir engagé une femme de ménage plus tôt. Le temps pris sur la vie de famille, surtout quand on est une femme cheffe d'entreprise, reste un impondérable difficile à gérer.
Avoir travaillé comme employée au sein de la librairie avant de la racheter a-t-il rendu la tâche plus complexe ?
Passer du côté des patrons n'est pas simple, surtout en France. On vous colle des intentions et des attitudes qui ne vous correspondent pas forcément. C'est comme si on changeait de personnalité et que l'on devenait le « méchant ». Accepter cette position et trouver la distance nécessaire reste donc un point délicat. Plus globalement, tout ce qui concerne la gestion de l'humain se révèle complexe et chronophage. Tout est en perpétuel mouvement et il n'existe pas de recettes miracles qui garantissent que tout va fonctionner comme sur des roulettes tout le temps. C'est aussi ce qui rend l'exercice intéressant. On a tous les jours des surprises. Mais le retour de notre équipe est positif. C'est une grande joie, tout comme de pouvoir mettre en œuvre la vision que mon associé et moi avons du métier.
Vous avez repris la librairie avec Rémy Boute, lui ancien salarié. Comment s'articule votre duo ?
Lors du processus de reprise, nous avons établi un pacte d'associés qui prévoit tout, jusqu'au divorce. Cela libère l'esprit et facilite nos relations au quotidien. Dans la pratique, chacun a ses domaines de compétences. Je m'occupe des ressources humaines et des liens avec les bibliothèques. Du fait de son ancrage dans la ville, Rémy a pris en charge les relations politiques et bancaires. En revanche, nous nous occupons tous les deux de la gestion de la librairie. Et si nous divergeons sur certains sujets, nous restons d'accord sur l'essentiel : les fondamentaux du métier et ce que doit être une librairie aujourd'hui.
Pour vous, quel rôle doit jouer ce commerce si particulier ?
Avant tout, nous sommes là pour faire le lien entre des textes et des lecteurs. Cela consiste à lire des livres et à raconter combien ils sont géniaux et comment ils vont changer la vie de nos clients. Mais la Librairie de Paris n'est pas une librairie de quartier avec une image affirmée. Nous sommes la grosse structure de Saint-Étienne. Cela implique donc d'offrir à nos clients un éventail de choix très large accompagné d'un conseil très exigeant. Je partage ce point de vue qui veut qu'une grande librairie se compose de petites librairies spécialisées. Nos libraires sont chacun expert dans leur domaine. Mais nous devons aussi conjuguer deux notions à première vue antagonistes : la proximité et le libre-service, l'anonymat. Chacun doit trouver ce qu'il cherche, que ce soit en termes de qualité de service et d'accueil comme en matière de goût. C'est un grand écart permanent qui conduit à un numéro d'équilibriste savant. Autre pilier de notre modèle : l'indépendance. Quand on entre à la Librairie de Paris, on n'entre nulle part ailleurs.
Ce modèle de grosse librairie souffre pourtant plus que les petites. Pensez-vous son économie menacée ?
Pas du tout. Je reste persuadée qu'il est important, dans les grandes et moyennes villes, qu'il existe une grande librairie emblématique. Les autres structures ne peuvent pas se construire ni se positionner si ce point d'ancrage est absent. Maintenant, à nous d'inventer pour renouveler le modèle sans toutefois aller jusqu'à ressembler à une grande surface. Il y a de nombreuses pistes de travail, comme le développement des jeux ou sur Internet.
Lorsque vous rachetez la Librairie de Paris, êtes-vous consciente du rôle qu'elle joue dans la ville ?
Absolument pas. Nous étions libraires, nous rachetions une librairie. Nous pensions avoir un magnifique jouet entre les mains et en faire ce que nous en voulions. Nous n'imaginions pas du tout que derrière se cachait cette dimension d'espace culturel emblématique d'une ville qui implique d'énormes responsabilités. Désormais, notre objectif c'est que Saint-Étienne soit associée à la Librairie de Paris et inversement, et que l'image de notre ville soit promue à travers ce que nous faisons. Ce que nous avons aussi appris, c'est que nous sommes trop gros pour avoir une image politique. Nous nous devons d'accueillir tout le monde, quels que soient ses opinions ou son engagement. Or, la Librairie de Paris a longtemps été cataloguée à droite, une image que nous tentons de faire disparaître.
Y parvenez-vous ?
C'est long. Cela reste très ancré dans les milieux intellectuels de gauche notamment. Mais la variété de nos animations, l'accueil que nous prônons et les conseils que nous prodiguons en magasin contribuent à la faire évoluer progressivement.
La librairie appartient au réseau Libraire ensemble et est membre de l'association des libraires de Saint-Étienne, récemment créée ; vous êtes vice-présidente de l'association Libraires en Rhône-Alpes et en Auvergne et Rémy préside l'association locale des commerçants. Pourquoi cet engagement dans le collectif ?
Mais parce que le collectif m'a construite ! Lorsque j'ai créé l'espace librairie à Montbrison, je me suis vite rendu compte que j'avais besoin d'aide. Je me suis tournée vers l'association régionale de libraires et j'y ai reçu un accueil formidable. Jamais personne ne m'a refusé son aide. Finalement les libraires partagent beaucoup et je trouve que l'on ne le dit pas assez. C'est aussi pour cela que j'adore les Rencontres nationales de la librairie (RNL). Je n'en rate aucune, c'est comme si je me retrouvais en colo avec les copains. Plus sérieusement, trouver sa place dans un réseau constitue une grande force pour tout le monde. On le vérifie chaque jour, et encore plus depuis la Covid. Bien s'entendre et se serrer les coudes est beaucoup plus efficace pour affronter les difficultés. Ici, on s'en sort bien parce qu'on a le Forum en face.
Comment se dessine l'avenir de votre librairie ?
Nous avons été ralentis mais pas arrêtés. La Covid a certes brûlé tout ce que nous avions gagné pour engager des travaux de rénovation mais à cœur vaillant rien d'impossible. D'ici six ans, j'aimerais que le magasin soit tout neuf et sa dimension de lieu de vie et de rendez-vous mise en évidence. Il n'y a que cela qui nous permettra de tenir. Divers projets sont donc sur la table, dont la création d'un espace pour les rencontres. Celle d'un café est également à l'étude. Nous allons aussi redéployer nos animations et en diversifier la nature. Diriger une librairie demande un travail considérable. Mais comme nous sommes bien entourés avec des salariés convaincus et passionnés, il n'y a aucune raison pour que ce travail ne finisse pas par payer.
Bio
Février 2019 Coprésidente de l'association Libraires en Rhône-Alpes, devenue en octobre 2019 Libraires en Auvergne-Rhône-Alpes. Novembre 2016 Rachat de la librairie de Paris, à Saint-Etienne, qu'elle codirige avec Rémy Boute 2015-2016 Directrice adjointe de la Librairie de Paris 2008-2015 Créatrice et responsable de la librairie Plein Ciel à Montbrison 2005-2007 Responsable jeunesse à la Librairie de Paris 2003-2005 Responsable accueil puis jeunesse à la Fnac (Saint-Etienne) 2002 Diplôme de l'Institut d'études politiques (IEP) de Lyon 1999 Deug de philo à Paris I Panthéon Sorbonne.