Livres Hebdo - La fin des sociétés se présente comme un constat : nous ne sortons pas de la crise, mais du social…
Alain Touraine - Nous sommes toujours dans la crise, mais déjà dans l’après-social. Dans le passé, nous avons pu définir la société en termes religieux, politiques ou sociaux. Aujourd’hui, ces approches ne tiennent plus. Nous sommes passés des sociétés historiques aux sociétés post-historiques. Nous ne pouvons donc pas les appréhender avec les mêmes grilles de lecture.
C’est ce passage qui vous intéresse ?
Oui, car nous vivons un changement des représentations. Disons que de Machiavel à Tocqueville, nous parlions des sociétés en termes politiques. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. Tout simplement parce que le capital financier, au lieu d’être un élément positif et indispensable de la vie économique, est devenu indépendant de tout contrôle institutionnel, social et politique, mais aussi de toute fonction économique.
C’est une conséquence de l’accélération de l’histoire ?
Oui, et ce mouvement nous fait dépasser l’histoire. Il n’est plus question de fin de l’histoire, mais d’après l’histoire. Ce qui est présenté comme une crise des sociétés et des cultures traditionnelles doit être pensé dans la post-histoire. On ne peut la comparer qu’avec le passage de l’ère préhistorique à l’ère historique.
On ne peut donc pas comparer cette crise avec celle de 1929 ?
Non, pas seulement. Parce que cette crise n’est pas qu’une crise. Bien sûr, on perçoit des similitudes avec celle de 1929, notamment dans le constat que les ressources économiques ne sont plus utilisées pour la production. Et c’est bien ce que nous remarquons aujourd’hui avec ce marché financier incontrôlable. La gravité de la crise relève moins de l’économie que de l’incapacité des pays occidentaux à faire émerger des acteurs capables de prendre des décisions inspirées de la défense des droits du sujet à tous les niveaux de la vie sociale.
Vous écrivez qu’on ne répond aux grands problèmes de l’heure que par des mini politiques.
Et encore, dans le cas le plus favorable… D’autant que la distance est grande entre la décision et l’action politique. Cette impuissance est une manifestation de la fin du social. Face à la dette, le gouvernement français n’a pour l’heure pu qu’accroître la charge fiscale et réduire les budgets d’intervention des ministères. Je pourrais en dire autant de la plupart des autres pays européens.
Votre fille Marisol est ministre des Affaires sociales et de la Santé. Elle croit donc dans la politique. Or, pour vous, la politique est presque dépassée dans un monde sans société…
Elle n’est plus adaptée à ce qui advient. La solution est de trouver de nouveaux acteurs, pas de nouveaux impôts ! La politique n’est pas la seule à être impuissante. Tout le monde l’est car nous n’avons plus ni acteurs politiques ni mouvements sociaux d’envergure. Certes, on parle beaucoup des réseaux sociaux, mais ce ne sont que des réseaux sociaux, sans organisation, sans verticalité. Pour la première fois, nous avons une définition de l’humain désocialisé et désacralisé.
Mais ces nouveaux acteurs ?
Ils ne peuvent émerger qu’au travers de l’universalité des droits humains. Cet appel à l’universel sans lequel il n’y a pas de démocratie s’est déjà fait entendre en Europe avec la chute du mur du Berlin, mais aussi en Chine, place Tian’anmen, ou lors du « printemps arabe ». La démocratie est devenue désormais le langage du social. C’est elle qui permettra de lutter contre le pouvoir absolu du capitalisme. Car nous devons triompher du pouvoir arbitraire et destructeur de l’argent. C’est lui le nouvel absolutisme ! La seule manière de le combattre, c’est de lui opposer l’esprit de création. On se focalise trop sur la technique prétendue envahissante en oubliant que nous pouvons aussi nous en servir pour arrêter cette chute sans fin.
Quelle est la place de la culture dans ce vaste mouvement ?
On ne fait pas du neuf qu’avec du neuf, il faut aussi du vieux. C’est là qu’intervient la culture, le passé, la mémoire. C’est pourquoi je suis sensible à l’idée d’exception culturelle défendue par la France pour résister à l’uniformisation américaine.
Cette uniformisation du monde n’est-elle pas la conséquence de sa numérisation ?
La technique est une chose, le contenu une autre. Faire porter la responsabilité d’un affaiblissement des idées à la technologie est un peu facile. La technologie a certes permis au marché de se passer de l’économie réelle, mais cela n’explique pas le mutisme des intellectuels.
Pourquoi les intellectuels français sont-ils si silencieux ?
Parce qu’ils ont peur du global. Cela les effraie. Ce n’est pas d’un monde unifié dont nous avons besoin, mais d’une pensée globale du monde entier.
Il ne s’agit donc plus de résister à la globalisation ?
Il s’agit de la comprendre. Nous y parviendrons en faisant émerger de nouveaux acteurs sociaux. Il est impossible que la scène sociale reste vide. Pour cela, je pense au mouvement des femmes et à l’écologie politique qui sont tous deux porteurs de messages universels sur les droits de l’humain. Ce n’est plus une petite élite occidentale qui a le monopole de l’universel. Nous assistons non pas au déclin de l’Occident, mais à celui de l’hégémonie occidentale.
Cette situation inédite devrait nourrir la créativité ?
C’est pour l’instant l’inverse qui se produit. On se cabre. Pourtant nous entrons de plus en plus clairement dans des sociétés de la conscience, des sociétés où la conscience de nous-mêmes s’émancipe de toute forme politique, religieuse ou sociale. C’est à partir de là que peuvent naître des mouvements de libération. C’est la perte de confiance dans nos œuvres qui permet de découvrir le sujet en nous. C’est cette perte de confiance dans la croissance et dans le progrès qui nous impose de remplacer le matérialisme optimiste par la conscience angoissante et libératrice d’être des sujets.
Quel est le rôle des médias ?
Le monde des médias fait vivre une grande partie de la population dans un monde imaginaire. Ce monde n’est pas toujours directement au service des intérêts des plus puissants, mais il tient fortement les individus et les groupes à l’écart des actions qu’ils pourraient mener. D’une certaine manière, les médias font écran à la réalité.
Dans cet après-social, quelle est la place du livre ?
Le livre n’est pas fini ! Ce n’est d’ailleurs pas un problème. L’essentiel, c’est la compréhension globale du monde. Evidemment, le livre - peu importe sa forme ou son support - aura sa place dans cette réflexion. Mais on prend toujours les choses par le mauvais sens. La question n’est pas de savoir si le stylo va ou non disparaître, mais ce que nous voulons écrire avec.
L’après-social aura-t-il une fin ?
Impossible de répondre à cette question. Mais avant de considérer la fin de l’après-social, il faudrait déjà prendre en compte le fait que nous y soyons entrés. Je voudrais que ce livre rappelle qu’il nous manque un mouvement démocratique fondamental pour augmenter notre capacité d’agir. Nous sommes trop passifs, trop moroses, trop silencieux. Les Français sont les plus mécontents au monde de leur citoyenneté. Cela ne peut plus durer. Ce n’est pas de l’Etat que viendra la solution, mais des hommes. Et j’ai tendance à penser que cela viendra de l’autre côté du monde. <
La fin des sociétés, Alain Touraine, Seuil, 670 p., 28 €.
ISBN : 978-2-02-112075-2. En librairie le 12 septembre.