Zadie Smith. Le nom de l’écrivaine britannique, qui publie Swing time le 16 août dans le cadre de la rentrée littéraire de Gallimard, est devenu presque légendaire, tant elle a fait une entrée fracassante en littérature à 25 ans à peine. Elle s’est distinguée, depuis lors, par ses romans, ses essais, ses chroniques (ainsi son hommage à Philip Roth, "Un écrivain jusqu’au bout", traduit par Le 1) et sa personnalité singulière. Loin de jouer les divas, elle se montre d’une sincérité déconcertante. Une femme touchante, tournée vers le monde. Une mère de famille jonglant constamment entre vie personnelle et désir d’écrire. Une écrivaine pleine d’humour, de fragilités et d’esprit. Cette élégance se retrouve dans ses romans denses, tel Swing time qui s’ouvre dans le Londres de son enfance. Son père anglais et sa mère jamaïcaine ne s’entendaient pas, mais ils lui ont transmis l’amour de la lecture et du métissage. La question de l’identité revient dans tous ses livres. Elle se décline ici dans la relation entre deux amies sur plusieurs décennies, encaissant les coups de la vie et pansant leurs plaies.
Zadie Smith - Il y en a toujours eu. Mes parents étaient de grands lecteurs. Ils affirment que j’ai appris à lire à l’âge de 3 ans, mais maintenant que j’ai des enfants, je sais qu’il s’agit d’un mythe. [Rires.] A la maison, c’était la guerre, alors je me suis réfugiée dans la lecture, grâce aux ouvrages que je dénichais dans une librairie d’occasion. Aujourd’hui, j’ai construit ma vie autour des livres et de ma famille. Passer un maximum de temps dans les librairies fait partie de mon travail. Elles représentent un peu ma seconde maison.
Je bataille contre le temps qui passe ou la difficulté d’exprimer la vérité. Ne suis-je pas une menteuse professionnelle, écrivant de la fiction? Mes personnages ne sont constitués que de phrases ou de mots, pourtant ils ont l’air réels. Je suis comme une actrice se servant de son corps ou de sa voix pour leur donner vie. D’après mon mari [Nick Laird, NDLR], chacun est désormais poète. Lui, qui l’est vraiment, note que l’art, la fiction ou la poésie ne constituent pas des besoins, mais ils sont indispensables. On nous encourage à penser collectivement, mais je préfère que mes lecteurs préservent leurs opinions personnelles.
Clairement. J’aime d’ailleurs m’imprégner du rythme d’autres écrivains, tel Emmanuel Carrère, que je viens de lire en italien. L’écriture n’enrichit pas ma vie. Elle paye ma maison, mais elle n’a aucun impact thérapeutique, même après huit livres. [Rires.] Certains de mes romans ressemblent à des danses polyphoniques, comme dans la comédie musicale Chorus line, et le dernier s’apparente plutôt à un tango.
Ce livre est né en entendant la reine des claquettes, Michelle Dorrance. D’après elle, "les esclaves ont apporté la musique et la danse à l’Amérique. Privés de tout, ils n’avaient que leurs corps comme instrument." Quelle idée magnifique! J’ai grandi en regardant des comédies musicales de l’âge d’or hollywoodien. L’écriture a aujourd’hui tout emporté, mais j’apprécie aussi les choses superficielles. Dès l’enfance, j’ai été consciente de l’incroyable fossé entre rêve et réalité. Dans les films d’antan, les Noirs ne pouvaient qu’être des bonnes ou des truands. Nos comportements socioculturels dépendent de ce type de vision, or comment les Noirs ou les juifs se perçoivent-ils face aux préjugés intériorisés? Il en va de même dans nos vies: l’écart entre l’être et le paraître est accentué par Internet et les réseaux sociaux. La perfection n’existe pas. Comment va-t-on évoluer?
Je définis l’écrivain comme étant celui qui se souvient, plus que tout autre, de son enfance. Narcissique, irresponsable et passionné, il reste un gamin. La partie la plus réelle de ma vie s’inscrit dans cette période, qui n’a pourtant été ni particulière, ni traumatisante. C’est elle qui donne "le swing" à ce roman, surtout concernant la description de Londres. Tous mes livres naissent d’une hypothèse: "Et si…" Si je n’avais pas été écrivaine ou si j’avais eu d’autres parents, mon existence se serait-elle rapprochée de celle de mes héros?
Il n’y a pas que moi. La saga d’Elena Ferrante a eu un impact mondial. En cette ère, les femmes contribuent plus que jamais à la littérature. Elles pensaient que les émotions liées à l’enfance ou à l’amitié n’étaient pas significatives, or elles nous libèrent. Je n’ai pas eu de meilleure amie, comme Tracey, mais j’avais envie d’en imaginer une dans la durée. L’amitié féminine est une danse, tissée d’envie, de jalousie et d’empathie radicale. Ce roman montre à quel point ce lien est drôle, complexe ou profond.
Parce qu’elle n’était pas névrosée. La mère de Tracey transforme sa fille en avatar ambitieux. Je tiens plutôt à ce que mes enfants se libèrent de moi, mais il est impossible de ne pas transmettre ses préoccupations. On porte les pathologies de nos parents. Comment trouver l’équilibre? On est prisonnier de nos familles, de nos passés ou de nous-mêmes. Voyez Trump, marqué par les ambitions que son père a placées en lui. La vie politique aux Etats-Unis me terrifie. Les Américains paraissent désespérés. Je crains qu’on ne puisse plus revenir à la civilisation. Ce roman met en scène une mère très engagée. Contrairement à elle, je suis citoyenne, pas activiste. J’espère toutefois que ma plume contribue à y voir plus clair.
Je n’oublie jamais que je suis née, en 1975, dans une démocratie. Si j’avais été noire en d’autres temps, j’aurais été esclave. Si j’avais été femme à une époque guère bénie ou dans une autre culture, j’aurais été moins privilégiée. Eh oui, j’ai gagné à la loterie de la vie! C’est un miracle de pouvoir résister à l’Histoire ou à la société. Aurais-je été collabo ou résistante? Je n’ai jamais été confrontée à ce type de choix moraux. La génétique me fascine, et elle s’exprime d’abord dans le physique. Celui-ci ne peut pas nous cantonner à une identité, d’autant qu’elle s’avère si mouvante.
Quel mystère! Cela signifie progresser vers la mort, alors j’écris sur le temps qui passe. L’écriture relève du monastère, mais elle me permet de mener des existences alternatives. La mienne semble brillante, or à l’intérieur je ne suis personne. Mes romans oscillent entre l’ombre et la lumière. Peut-être est-ce une façon enfantine d’affronter Thanatos, tant je ne me remets pas de cette réalité qui nous guette tous. Ma liberté se situe de plus en plus dans l’écriture. Les livres sont devenus ma vie.
Propos recueillis par Kerenn Elkaïm