Roman/Écosse 12 février Kapka Kassabova

Peut-on jamais rentrer chez soi, quand chez soi n'est pas forcément là où l'on habite ? Quand on a quitté une terre et une culture et qu'on vit et écrit désormais dans une autre langue, qu'on évolue dans une société loin d'où on a grandi ? Kapka Kassabova a quitté sa Bulgarie natale, émigrée à l'adolescence avec sa famille il y a un quart de siècle, après la chute du mur de Berlin. Après un détour par l'Angleterre puis la Nouvelle-Zélande, elle réside aujourd'hui en Ecosse.

Déjà auteure de plusieurs recueils de poésie et d'un récit autobiographique, elle décide d'aller en Bulgarie. Elle retourne à ses jeunes années, aux souvenirs d'une existence du mauvais côté du rideau de fer. Kapka Kassabova se rend dans une région frontalière, au carrefour entre son pays d'origine, la Grèce et la Turquie, zone inaccessible pendant son enfance parce qu'elle était un lieu de passage entre l'Est communiste et l'Ouest libre, confluent périlleux où se croisaient police secrète, mafieux et autres trafiquants. De ce périple aux marges naît une relation de voyage, Lisière.

La Bulgarie, pour nombre d'Occidentaux, demeure assez mystérieuse. Cet ancien pays du bloc de l'Est a pourtant une vieille histoire, mais son image est floue, plus proche de la Syldavie d'Hergé que d'une topographie précise. Elle n'évoque pas grand-chose sinon par bribes : l'épithète qualifie le goût du yaourt brassé, le nom désigne les roses qu'utilisent les parfumeurs pour distiller leurs fragrances, on affublait du terme « bulgare » la secte chrétienne hérétique du Xe siècle fondée par le gnostique Bogomil, terme également à l'origine de l'insulte « bougre » Kapka Kassabova, grâce à son envoûtant récit, comble nos lacunes tant géographiques qu'historiques. Ultime région montagneuse des Balkans, bordée par la mer Noire à l'est et s'étirant jusqu'aux plaines de Thrace à l'ouest, la Strandja « offre un véritable musée à ciel ouvert avec des espèces reliques, dont l'authentique Rhododendron ponticum qui ne pousse nulle part ailleurs... ».

On voyage à travers les âges et les situations : de la via pontifica, l'antique voie romaine, à l'empire ottoman et aux vétustes témoins de l'ère soviétique - ces pancartes clamant des slogans d'une révolution obsolète ; des hédonistes éleveurs de chevaux thraces qui scandalisaient les Grecs parce qu'ils buvaient le vin pur à la sorcière qui fut recrutée par la bureaucratie communiste en passant par l'édificateur de pont le vizir bosniaque Damad Mustapha Pacha ou les migrants kurdes fuyant Daech...

La narratrice enquête, note, observe, interroge. Et ses mots creusent nos réflexions. La phrase errante comme ses pas nous fait certes arpenter des plages de sable et de mémoires enfouies et des forêts sombres comme celle des contes, visiter les lieux habités par la mythologie ou hantés par les fantômes de l'histoire, mais là n'est en fin de compte pas le sujet ; le fil qui relie ces pages est la question : qu'est-ce qui fait frontière ? Quel sens a notre finitude face à l'horizon ?

Kapka Kassabova
Lisière - Traduit de l'anglais (Ecosse) par Morgane Saysana
Editions Marchialy
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 22 euros ; 488 p.
ISBN: 9791095582502

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