Ryszard Morgiewicz prend l'identité d'un type du 2e corps polonais tombé à Monte Cassino. La guerre est finie, mais pour Ryszard, désormais nommé Chaim Chlebek, elle continue, comme la vie.
De l'autre côté de l'Atlantique. L'Amérique, terre d'accueil mais surtout d'évasion : "Chaim ne cesse de s'en aller, il n'a pas de lieu, pas de patrie à la semelle de sa chaussure. Il ne veut plus se faire avoir. Par l'idée de famille d'abord, de clan. De patrie. De devoir, sans parler d'amour." Croire à quelque chose, à quoi bon ? Mère morte violée, père suicidé, l'orphelin sait très bien que les idéaux se font toujours la belle et que l'imposture était là dès le départ. De son frère Stefan, avec qui il a vécu de meurtre et de rapine, il retient la leçon : "Tu tires d'abord, tu réfléchis ensuite." Protégé du parrain Lucky Luciano, Chaim le vagabond est un dandy du crime. Ce que la gueule d'ange aime plus que tout n'est pas tant tuer que la panoplie qui va avec : le costard, la Nash-Healey décapotable, une paire de flingues Walther P38 et une mèche qu'il plaque en arrière. Chaim vient de descendre Bobby 5 As qui rackettait tout le Bronx et une bonne partie de Manhattan et pour qui Loretta l'avait quitté. L'argent de feu le caïd en poche, il quitte New York, direction le Texas. 1951, Chaim a 31 ans. Trois hommes à cheval s'approchent. Il est une heure quinze, le 25 août. C'est peut-être l'heure de sa mort. Il se fait massacrer à coups de poing et de crosse, celui qui porte une bague à tête d'ours lui casse un doigt... Le noir est une esthétique, le ton d'une atmosphère ; chez l'auteur d'United colors of crime, c'est aussi un rythme, l'haleine syncopée de la course folle. Richard Morgiève a plusieurs veines : l'autobiographie hallucinatoire de l'éternel enfant violenté par la vie (sa mère meurt d'un cancer lorsqu'il a 7 ans, son père se donne la mort lorsqu'il en a 13, etc.), dont Mon beau Jacky (Calmann-Lévy, 1996) est un sublime exemple ; l'écriture expérimentale fantasmatique, Full of love (Denoël, 2004) ou Vertig (Denoël, 2005, Prix Wepler-La Poste) ; un lyrisme plus grand public, Un petit homme de dos (Joëlle Losfeld, 1995), dont les ventes ont dépassé les 40 000 exemplaires... Ici, Richard Morgiève renoue avec le romanesque tel qu'il l'a déployé dans Cheval (Denoël, 2009), une histoire de forains et de filiation écorchée, et dans son récit déjanté de la débâcle, Miracles et légendes de mon pays en guerre (Denoël, 2007). Cela dit, romanesque appliqué à l'auteur de ce polar sur fond de Mafia, guerre froide, maccarthysme et de conflits raciaux ne signifie pas que Morgiève se contente de nous servir une intrigue bien ficelée. Ce roman d'amour et de haine, aux accents céliniens et à l'étrangeté crépusculaire des films de David Lynch, est irrigué de questions métaphysiques sur l'identité, l'origine, l'existence, le temps. Laissé pour mort dans le désert texan, Chaim est recueilli par un vieil Allemand et une medecine woman indienne avec un oeil de verre. Ce Texas peuplé par des néandertaliens anticommunistes prêts à massacrer tous les Peaux-Rouges et à lâcher la bombe atomique sur Moscou est l'occasion pour Morgiève de peindre une galerie de portraits de freaks à mourir de rire - cf. le shérif : "La quarantaine, plutôt grand, sec mais ventru comme une Amish dépressive enceinte du Saint-Esprit." Et des paysages de toute beauté où s'instille la mélancolie inquiète du héros : "Sa solitude d'homme blessé, immense, tient dans un seul corps, autant qu'il la partage."