Grand entretien

Vincent Message : « Même dans un monde bouleversé, on aura toujours quelque chose à découvrir par les livres. »

Vincent Message - Photo Olivier Dion

Vincent Message : « Même dans un monde bouleversé, on aura toujours quelque chose à découvrir par les livres. »

Dans ce quatrième roman qui met en regard la pandémie, la crise environnementale et un mini-âge glaciaire survenu au VIe siècle, Vincent Message entremêle ses thèmes de prédilection : le rôle de la littérature, le changement climatique, l'articulation entre l'intime et la société.

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Par Sean Rose,
Créé le 07.12.2021 à 11h00

Le climat, la tension entre le collectif et l'intime, la littérature... ces thèmes qui vous sont chers ressurgissent tous ensemble dans ce nouveau roman. Comment les avez-vous fait converger ?

Le point de départ a été la sidération liée au surgissement du coronavirus. J'ai voulu m'intéresser non pas tant à la crise sanitaire (nous manquions de recul par rapport à la pandémie) qu'à la restriction de nos mouvements et de nos rapports sociaux, qui produisait des effets décisifs sur notre mode de présence au monde. Quand votre travail est lié à la lecture et à l'écriture, qui est une espèce d'abolition provisoire d'un certain nombre d'activités extérieures, vous êtes déjà dans une forme de repli, de recentrage sur l'intime. Là, le confinement a obligé tout le monde à se replier sur soi et sur le chez-soi. A-t-on plus lu ? Malheureusement quand on n'est pas serein, on n'arrive pas forcément à lire. Cela nous a en tout cas permis de réfléchir à notre capacité d'attention à notre environnement immédiat.

Votre narrateur est un romancier qui parle à la première personne. Est-ce une manière d'autofiction ?

Suis-je plus proche d'Elias Torres que de Cora dans Cora dans la spirale ? Je ne pense pas, il y a beaucoup de moi dans tous mes personnages. Ici j'ai pris un écrivain de ma génération, avec un certain degré de reconnaissance mais encore très loin de pouvoir se consacrer entièrement à la littérature. D'un côté, il y a la vocation, un appel qui nous met en lien avec un absolu, un désir qui devient le centre de notre existence. On écrit quelle que soit la réception, quels que soient les échecs. De l'autre côté, il y a cette fragilité consubstantielle à la chose littéraire. Le commerce de la librairie est fragile, la capacité d'un auteur à être rémunéré pour son travail l'est également. Elias tangue entre le sentiment que la littérature est au cœur de sa vie et la conscience qu'elle est une activité très minoritaire, et qu'elle a quelque chose de parfois dérisoire.

 


La librairie de quartier du héros, sorte d'Arcadie où une bande de littéraires se réunit, est-elle un symbole de la résistance face au vertige contemporain ?

Le nom de la librairie, Nisi in angulo (« que dans un coin » en latin), est en soi parlant. On est proche de la notion de planque, de l'idée, pour le groupe qui fréquente la librairie, qu'on n'est bien qu'ensemble et cachés. Mais se planquer, c'est à la fois être en résistance contre les courants dominants de la société et parfois être coupés du monde.

La catastrophe du virus a remis en cause la course effrénée de notre organisation sociale. La littérature n'a-t-elle pas toujours posé la question du temps ?

Une des beautés de la littérature, c'est qu'à côté de la vie présente qui nous sollicite en permanence, il s'établit un dialogue avec ceux qui nous ont précédés, des figures qui malgré la distance des siècles nous sont encore familières. La mort récente de Philippe Jaccottet, poète et traducteur notamment de Musil, m'a marqué et m'a inspiré certains aspects du personnage d'Igor Mumsen. Ce vieux poète est plongé dans Bash?, le poète japonais de la fin du XVIIe siècle, ou traduit Thucydide, l'auteur de La Guerre du Péloponnèse. Il appartient à ces écrivains pré-internet, comme il en existe encore dans le paysage littéraire mondial : des intellectuels qui n'ont jamais embrayé sur l'univers des réseaux. On peut, de loin, les fantasmer comme plus concentrés, ou s'inscrivant dans une forme d'érudition moins inquiète que nous, qui sentons peut-être de manière plus aiguë que ce genre de détachement érudit est impossible face à la nouvelle montée des périls.

La littérature, chose qu'on croyait acquise, comme ce mode de vie d'avant la pandémie, n'est-elle pas une idole aux pieds d'argile ?

Les années sans soleil fait écho à cette prise de conscience de notre finitude : la nôtre, mais aussi celle d'un modèle de civilisation. On a de plus en plus conscience, pour reprendre le mot de Valéry, que les civilisations sont mortelles et qu'elles peuvent disparaître. Par écho à la crise écologique qui nous menace, j'ai trouvé passionnant d'évoquer les perturbations climatiques du VIe siècle, le mini-âge glaciaire et les catastrophes qu'elles ont provoqués de par le monde. C'est à ce moment-là que la peste ravage l'Empire byzantin, ou que la métropole mésoaméricaine Teotihuacán s'effondre.

 

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

La question climatique vous travaille-t-elle depuis longtemps ?

Elle était présente dès mon premier roman, Les Veilleurs, qui évoquait l'échec de négociations climatiques face au désert qui gagne. Le narrateur de mon nouveau roman, pour le coup, a été un véritable alter ego, car lors du deuxième confinement, comme Elias, j'ai tapé sur internet : « Quelles sont les pires années de l'histoire de l'humanité ? ». Cette catastrophe climatique de l'Antiquité tardive, quoique méconnue, est une des réponses qui tiennent la corde. J'ai trouvé fascinant cet épisode qui donne au roman son titre. Se plonger dans l'histoire ancienne me permettait de donner au « mur des siècles » dont parle Hugo une incarnation romanesque. Le tourbillon des siècles subsiste dans les vieilles pierres, les vestiges archéologiques, mais aussi dans ces réceptacles puissants que sont les livres. Je ne pourrais pas lire uniquement de la littérature contemporaine. Comme le dit Elias, tant qu'il aura sa tête, son appétit de savoir et de fiction ne pourra jamais être comblé ; même dans un monde trouble, bouleversé, il sait qu'il aura toujours quelque chose à découvrir par les livres.

À travers la fille adolescente du narrateur, vous mettez en scène une jeunesse à la fois très engagée et friande d'un flux d'images énergivore...

Décrire la ligne de partage qu'internet a créée dans nos vies est un enjeu central du livre. Elias appartient en effet à une génération où, lorsqu'on avait quelque chose à dire, on l'écrivait ; Maud à une autre, où quand on a une chose à exprimer, si ténue soit-elle, on se filme. L'empreinte carbone des deux gestes n'est pas la même. Et si on remonte plus loin, à la génération de Mumsen : son rapport au temps et à l'action est encore différent. Une opinion ou une idée se formait, on la laissait mûrir jusqu'à ce qu'elle se constitue en livre. Le livre circulait à son tour, et même s'il circulait très faiblement, on considérait qu'on avait agi. L'adolescente qu'est Maud diffuse ses idées et s'attend au contraire à une réaction immédiate.

C'est un livre sur l'engagement comme sur la tentation du retrait...

Dans le cas d'Elias, revisiter le passé lui permet de mieux comprendre le présent et les conséquences de la crise climatique. Son rapport à l'action est ambivalent. Il est environné par des figures dont le goût pour l'action est plus net que le sien, que ce soit le libraire Jolas qui a été un vrai activiste ou sa fille Maud qui a envie de le devenir. Mais son retrait du monde (il reste dans son appartement alors que la population est de nouveau autorisée à sortir) n'est pas une fuite. Ce n'est pas non plus une de ces décélérations dont parle Hartmut Rosa, qui sont censées favoriser l'intensité créatrice et qui restent dans le paradigme de l'efficacité. Elias cherche un vrai lâcher-prise, une présence immédiate au monde qui n'ait pas forcément de but.

 


Vous avez écrit un essai sur la « poétique pluraliste » de certains auteurs contemporains, vous inscrivez-vous dans cette veine ?

Ce roman-ci n'est pas très proche du pôle pluraliste. Mais plus largement, je me dirais écrivain pluraliste dans la mesure où la littérature qui m'importe est celle qui s'ouvre à des formes de pensée et de vie diverses, qu'il ne s'agit pas de hiérarchiser : elle accueille autant le passé que le présent, l'art que l'action, elle mêle des problèmes philosophiques fondamentaux à l'actualité la plus récente. Il s'agit pour moi de pluraliser et de complexifier la définition de ce qu'est agir : on peut occuper l'espace public, poster sur internet, mais aussi agir en étant plus discret. Et n'avoir, comme Elias, pas beaucoup de certitudes. Quelques-unes tout de même : que la crise écologique, aggravée de toutes parts par la violence du capitalisme, est le principal défi de nos générations.

Vincent Message
Les années sans soleil
Seuil
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 19,50 € ; 304 p.
ISBN: 9782021495553

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