Des écrivains français renommés vivant à Berlin comme Camille de Toledo ou Marie NDiaye, des lectures publiques à guichets fermés, des auteurs invités dans les plus grands festivals littéraires, des éditeurs francophiles et francophones, un véritable culte rendu à Michel Houellebecq… Mais, aussi, des cessions de droits en baisse régulière ces dernières années, des auteurs majeurs qui ne sont pas traduits, une domination sans partage de la production anglo-saxonne. Tel est le tableau très contrasté de la présence des livres français en Allemagne à la veille de la Foire du livre de Francfort, du 14 au 18 octobre, et deux ans avant que la France en soit le pays invité d’honneur. Un paradoxe que résume bien Fabrice Gabriel, directeur de l’Institut français de Berlin : "Il y a toujours une espèce de francophilie de cœur dans le monde éditorial et intellectuel allemand. Mais il faut dissocier deux choses : la curiosité et l’attachement de principe, et la réalité économique de crise, avec un nombre de cessions de droits en baisse."
Houellebecq véritable star
En 2014, selon les statistiques du Syndicat national de l’édition, 754 cessions de droits ont été réalisées en Allemagne (voir graphique p. 29). En 2012, il y en avait 1 018. Pourtant, "l’Allemagne a toujours été un des pays les plus acheteurs de droits en France", rappelle Rebecca Byers, directrice des droits étrangers chez Perrin. Et "ces cinq dernières années, il y a eu régulièrement des best-sellers français dans la liste des meilleures ventes du Spiegel §", souligne la scout Zéline Guéna qui travaille pour Rowohlt. L’extraordinaire voyage du fakir qui était resté coincé dans une armoire Ikea de Romain Puértolas, Le liseur du 6 h 27 de Jean-Paul Didierlaurent, La femme au carnet rouge d’Antoine Laurain, Et tu n’es pas revenu de Marceline Loridan-Ivens, La vérité sur l’affaire Harry Quebert de Joël Dicker… Ces succès s’ajoutent à ceux, plus anciens et récurrents, de Michel Houellebecq, véritable star en Allemagne, Eric-Emmanuel Schmitt, Anna Gavalda ou François Lelord. En septembre, ce sont deux auteurs de bande dessinée qui ont marqué le Festival international de littérature de Berlin : Riad Sattouf et Joann Sfar. La BD représente d’ailleurs plus de la moitié des cessions de droits aujourd’hui.
"L’intérêt des éditeurs allemands pour la littérature française s’améliore depuis 2005-2007 et se porte surtout vers les livres qui peuvent bien se vendre, alors que la situation reste difficile pour les autres, explique le traducteur Holger Fock, président du Conseil européen des associations de traducteurs littéraires. Il s’était beaucoup restreint dans les années 1990, après la chute du Mur, lorsque l’Allemagne se tournait vers l’Est et vers la littérature anglo-saxonne." Les livres français continuent de représenter 10 % des traductions selon le Börsenverein.
Feu vert pour l’achat de titres français
La perspective de l’invitation d’honneur de la France à la Foire de Francfort en 2017 incite les éditeurs allemands à suivre de plus près le marché français. "Les directions des maisons ont donné le feu vert pour acquérir les droits d’auteurs français, se réjouit Heidi Warneke, directrice des droits étrangers chez Grasset. La saison d’un pays invité d’honneur s’ouvre à la Foire de Leipzig au printemps et se termine à Noël. Tous les éditeurs vont chercher leurs "Spitzentitel", les titres phares qui apparaîtront dans les premières pages de leurs luxueux catalogues." Les éditions Finitude ont, par exemple, vu les enchères s’envoler en septembre pour un premier roman qu’elles ne publieront qu’en janvier prochain, En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut, phénomène inédit pour l’éditeur bordelais (voir p. 6).
Pour affiner leur veille, des maisons comme DTV ou Fischer ont même créé un poste de scout. Responsable des droits étrangers aux Arènes, Catherine Farin est aussi depuis février la scout de Fischer, qui a publié "§ Catharsis de Luz, les premiers romans de Romain Puértolas, Edouard Louis et Baptiste Beaulieu. Ils ne veulent pas passer à côté de ce renouveau", dit-elle. Une dizaine de scouts prospectent actuellement la production française pour les éditeurs allemands. Avec une augmentation des acquisitions, comme chez Lübbe qui travaille avec Béatrice Ottersbach depuis 2012.
L’invitation de 2017 pourra s’appuyer sur des liens anciens et profonds entre éditeurs français et allemands et sur le travail des institutions culturelles. De chaque côté du Rhin, des éditeurs parlent la langue de leurs voisins. Des maisons françaises comme La Martinière ou L’Ecole des loisirs ont une filiale en Allemagne (respectivement Knesebeck et Moritz Verlag). Les programmes d’échanges de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (Ofaj) mis en œuvre par le Bief, pour les jeunes libraires et éditeurs depuis vingt-cinq ans, et pour les traducteurs depuis quinze ans (programme Georges-Arthur Goldschmidt) ont consolidé ces liens et renforcé la qualité des échanges. L’Institut français soutient une vingtaine de traductions par an et des tournées d’auteurs français, très prescriptrices en Allemagne. Le travail du Bureau du livre à Berlin, dépendant de l’Institut français, est unanimement salué, surtout depuis l’arrivée d’Elisabeth Beyer en 2012. "Une révolution ! Elle a déployé une énergie incroyable pour les livres et les auteurs français", s’exclame Patrick Suel, fondateur de la librairie française Zadig à Berlin en 2003. Dans sa librairie "franco-allemande", il accueille une clientèle tout autant allemande que française. "Je prisais Berlin comme une ville d’avant-garde et je voulais contribuer à cette vitalité berlinoise sur un mode francophone. En douze ans, la population francophone a triplé, il y a un potentiel", souligne-t-il, nuançant ce tableau par l’augmentation des loyers qui menace son activité.
Certains ne sont plus traduits
Les réalités économiques, avec un marché du livre en retrait de 2,2 % en 2014, selon le Börsenverein, viennent souvent tempérer une réelle qualité d’échanges. Si "Houellebecq a redonné aux Allemands le sentiment qu’il y a une littérature française qui vaut le coup", comme le rappelle Holger Fock, les impératifs de rentabilité ont restreint les marges de manœuvre. "Il y a toujours des éditeurs à la recherche d’une très bonne littérature qui peut se vendre autour de 1 500-2 500 exemplaires. Les maisons indépendantes comme Bilgerverlag ou Liebeskind, qui publient Patrick Devilleet Olivier Rolin, n’ont pas besoin de vendre à 4 000 ou 5 000 pour amortir, contrairement à des maisons comme Suhrkamp ou Hanser. Malgré cela, des auteurs comme François Bon, Eric Chevillard, Pierre Bergounioux ne sont plus traduits. Régis Jauffret, lui, ne l’a jamais été. Antoine Volodine, que j’ai traduit deux fois avec ma femme, n’a jamais vendu plus de 450 exemplaires chez Suhrkamp, qui a renoncé §", regrette le traducteur, selon lequel "les aides à la traduction restent très utiles, même si elles ont été presque divisées par deux ces dix dernières années, et qu’il ne reste plus qu’une dizaine d’instituts français en Allemagne §".
Les cadres sont en place pour faire vivre les échanges, mais il reste fort à faire pour redynamiser une relation franco-allemande qui s’étiole. Tout un programme pour 2017, et après.
En chiffres
Margit Knapp (Rowohlt) : "Faire des tournées"
Pour l’éditrice qui publie chez Rowholt 2 à 3 romans français par an, la venue des auteurs français en Allemagne est une clé de leur succès.
Nous avons une longue histoire avec la France puisque nous sommes l’éditeur de Camus, Sartre, Beauvoir, Perec… Parmi les 25 titres de littérature étrangère que nous publions chaque année, 2 à 3 sont des romans français. Nous avons des liens étroits avec les éditeurs français et, pour ma part, je lis les livres en français. Notre scout, Zéline Guéna, repère aussi des titres pour moi et prépare mes visites chez les éditeurs. Le fait qu’il n’y ait pas d’agents est avantageux car les responsables de droits savent ce qui est réaliste et nous payons les droits moins cher !
La littérature très contemporaine, décrivant la société française, avec un contexte politique, par exemple Les renards pâles de Yannick Haenel (Gallimard). Mais aussi des histoires d’amour qui ont ce "charme français" comme Petits arrangements avec nos cœurs de Camille de Peretti (Stock) ou L’attente de Catherine Charrier (Kero), que nous avons réimprimé deux fois.
Si c’est Houellebecq, ça se vend très bien. Tous les éditeurs essaient d’atteindre les 10 000 ventes, ce qui n’arrive pas souvent. Mais les lecteurs allemands ont un réel intérêt pour la littérature française, car beaucoup connaissent la France, y passent des vacances. Nous avions publié le premier livre de Laurent Binet, HHhH (Grasset), qui avait suscité un grand intérêt et des débats parmi les critiques. Tous ont salué cette nouvelle voix venue de France et le livre s’est vendu à plus de 10 000 exemplaires. Nous avons acheté son nouveau livre, La septième fonction du langage.
Enfin, il est très important que les auteurs puissent venir en Allemagne faire des tournées que nous organisons avec le Bureau du livre français à Berlin. Pour un livre majeur, cela ne sera pas décisif dans notre choix d’acquérir les droits, mais si nous hésitons entre deux livres de même qualité, nous préférerons celui dont l’auteur pourra faire le déplacement. d
Comme un Français en Allemagne
L’écrivain Camille de Toledo, principalement publié au Seuil, vit à Berlin.
"Les écrivains français bénéficient d’un bon accueil en Allemagne grâce à la persistance d’une culture du livre. Il y a une extrême politesse, une grande révérence à l’égard de l’objet livre. Dans les journaux, il reste de grandes colonnes pour la critique. Mais s’il existe une scène littéraire française en Allemagne, c’est surtout grâce à des personnes comme Elisabeth Beyer au Bureau du livre, figure centrale à Berlin (et qui nous manque beaucoup en ce moment), le libraire Patrick Suel et Fabrice Gabriel, directeur de l’Institut français. Leur travail est précieux dans un monde du livre dominé par la littérature anglo-saxonne. Il faut aussi comprendre que l’influence de la littérature française est moins puissante qu’à l’époque du nouveau roman. Le paysage littéraire est beaucoup moins lisible, plus fragmenté, entre les écrivains francophones, la génération Inculte, la génération des Echenoz… La présence d’écrivains français à Berlin ne change pas cette situation. Berlin attire des artistes du monde entier, c’est une ville libre. Et puis, je ne crois pas à une entité "littérature française". Je crois qu’il y a des littératures dans une langue multiple qu’est la traduction. Berlin, ville refuge, est une sorte d’antre où nous pouvons vivre cette réalité, en traductions."
La France invitée d’honneur de Francfort 2017 : où en est-on ?
Paul de Sinety, commissaire général de l’opération Francfort 2017, a commencé à travailler à sa programmation. Mais de nombreuses incertitudes subsistent, notamment sur le plan financier.
Le 1er septembre, Paul de Sinety a pris ses fonctions de commissaire général de l’opération France pays invité d’honneur à la Foire de Francfort en 2017. Il devrait présenter cet automne son projet au comité de pilotage réunissant les cabinets des ministères de la Culture et des Affaires étrangères, le Centre national du livre, le Bureau international de l’édition française, l’Institut français et l’ambassade de France en Allemagne.
Quels objectifs ?
La dimension politique de l’invitation est très forte, la France et l’Allemagne souhaitant afficher leurs positions communes pour réguler le marché du livre face aux grands opérateurs Internet et défendre le droit d’auteur face à Bruxelles. Avant-goût dès cette année, un débat sur l’interopérabilité est prévu par l’Institut français en Allemagne, en collaboration avec le Börsenverein, mercredi 14 octobre à la Foire de Francfort. Au-delà, il s’agira d’une vitrine pour la culture française. Des retombées économiques sont attendues, sous la forme de cessions de droits de livres français en Allemagne, et d’une promotion de la production éditoriale française. Tous les secteurs éditoriaux sont mobilisés pour être représentés. Un comité de relais a été créé au sein du Syndicat national de l’édition.
Quelle programmation ?
"Nous avons la volonté de mettre en œuvre une série de propositions qui seront labellisées, et commenceront en février 2017 pour préparer le public allemand à cet événement qui sera le plus grand événement culturel entre la France et l’Allemagne depuis des décennies", explique Paul de Sinety. Le commissaire général envisage "des forums politiques pour défendre avec l’Allemagne nos modèles économiques et faire entendre nos voix à Bruxelles, mais aussi des tournées d’intellectuels de langue française. La programmation sera bâtie d’un point de vue pluridisciplinaire pour mettre en valeur l’écrit sous toutes ses formes et ouvrir l’offre culturelle à une grande diversité d’expressions artistiques. C’est enfin pour la France l’occasion de faire preuve d’innovation et d’attractivité."
Quel budget ?
Pour l’instant, rien n’est décidé. "Tout le monde dit que ce sera entre 3 et 5 millions d’euros, mais il n’y a pas encore de budget, rappelle Vincent Monadé, président du Centre national du livre. Nous attendons de voir le projet définitif préparé par le commissaire général." De son côté, Paul de Sinety indique travailler à "un budget raisonnable et réaliste, pour promouvoir notre image dans les meilleures conditions".
Qui paiera ?
Y aura-t-il une dotation spéciale de l’Etat ? Comment va se répartir le budget entre le ministère de la Culture et celui des Affaires étrangères ? Dans un contexte d’économies à tout-va, ces questions ne sont pas encore tranchées. "§Les deux ministères doivent encore discuter avec le cabinet du Premier ministre pour voir comment vont se répartir les financements", indique Vincent Monadé. Une réunion interministérielle devrait avoir lieu à Matignon courant octobre. Des sponsors privés seront aussi sollicités. d