On prend le métro le matin pour le travail et on se retrouve le soir à se demander pourquoi on a pris le métro pour aller travailler ce jour-là, comme tous les autres jours, du reste, puisqu'ils se succèdent sans autre sens que celui de leur répétition. Les horaires sont contraignants, on est devant son écran sans parler à personne, rien qui ne dépasse, tout le monde est caporalisé. Le chef, on le surnomme d'ailleurs « le Caporal ». Métro-boulot-bobo. Ça fait mal et ça continue, ce n'est pas la mort, juste une vie entre parenthèses, une douleur lancinante qu'on soulage une fois rentré à la maison, à lampées de whisky. Le narrateur de Nous qui restons vivants de David Rochefort a une femme, Maïa, qui est dans l'édition, et un fils, Ilias, qu'il voit grandir plus qu'il n'éduque. Rien n'y fait, ni la sollicitude têtue de sa compagne qui endure son ébriété chronique, ni ce charmant petit garçon qu'il adore pourtant : en dehors de ce cocon familial, cette « petite tranchée que j'ai creusée, confie-t-il, dans laquelle [...] j'ai continuellement l'impression de vivre caché, à regarder les autres [...] », l'existence est liquide, fuit de toutes parts.
L'antihéros du troisième roman de David Rochefort se conforme car il n'aime pas les réprimandes du Caporal. Mais un jour il prend du retard, s'arrête plus longtemps que prévu dans un troquet, commande un café, attrape un journal. L'œil distrait est saisi par ce faire-part de décès d'un Vadim Mouchkine, « un nom qui venait de loin, un nom incompréhensible ». Vadim, écrivain, élu d'une de ces villes rouges en périphérie de Paris, fort en gueule, plus grand que nature, et père de son meilleur ami de ses années de formation, Sacha. Reflue la mémoire d'une vie autre qui était bien la sienne, lorsque surgit ce garçon à la fac de Nanterre où ils étudiaient la philo.
Sacha, de milieu ouvrier, fils d'intellectuel communiste, d'origine russe (une mère paradoxalement russe blanche), et lui, le narrateur, issu de la classe moyenne dont les parents adoptifs étaient « vaguement artistes » et « globalement absents », formaient ainsi un couple spirituel et fraternel. Tous deux refaisaient le monde en théorisant un marxisme mâtiné de situationnisme, animaient un ciné-club. Sacha écrivait, et lui vendait des livres ésotériques. Après le printemps des projets et de la fantaisie, l'hiver de la rupture et de la froide raison, Sacha embrasserait sa propre carrière, le narrateur tournerait le dos à sa jeunesse. Rochefort signe une espèce de « survie, mode d'emploi », où le sentiment de tristesse est peut-être encore vaincu par la fatigue.
Nous qui restons vivants
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 17,50 euros ; 192 p.
ISBN: 9782072847554