Ses anges gardiens, ce sont ses livres, et surtout les romans qui ont accompagné sa vie. Nous les connaissons presque tous : La condition humaine, Le sang noir, Le rivage des Syrtes, Voyage au bout de la nuit, Le château, etc. Et pourtant, avec lui, nous les redécouvrons. Malraux, Guilloux, Gracq, Céline, Kafka, Broch, Loti, Balzac font partie des quinze étapes qui jalonnent cet itinéraire intime. Le plus étonnant dans ce panthéon est la figure de Barrès, sa réputation d’égotiste et de nationaliste paraissant peu compatible avec les prises de position d’un intellectuel engagé à gauche. Mais cet anthropologue, ancien directeur d’études à l’EHESS, qui a exploré les domaines de la politique, de la loi, de la liberté, de la démocratie et de la violence a un principe : il refuse les préjugés. Il relit donc La colline inspirée comme une sorte de grand délire emporté par sa propre liberté. "C’est la répression déchaînée au nom de l’ordre et de la discipline qui, chassant les enthousiastes du monde réel et de la société, les enferme, d’abord dans le rêve, puis dans le délire de la folie."
De même, dans Les derniers jours de Pékin Terray ne voit pas que l’approche colonialiste de Loti, aujourd’hui mise en avant par des commentateurs qui jouent du stéréotype comme du pipeau, mais la description de la fin d’un monde plus encore que celle d’un empire. Puisque les civilisations sont mortelles, autant leur construire de beaux tombeaux profonds comme des romans. Après une visite dans le palais des Métamorphoses d’Ovide et dans les précolombiens Chants de Nezahualcoyotl, l’octogénaire lecteur assidu prend congé de ses anges gardiens par un envoi en forme d’appel aux futurs liseurs : "Amis des bons et des mauvais jours,/le moment est venu de nous séparer ;/bientôt je m’arrêterai sur le bord du chemin,/tandis que vous continuerez d’accompagner/ceux qui viendront après nous."
Ce qui est appréciable dans ce livre de lectures, c’est sa liberté d’esprit, de ton. Quelque chose de simple, d’évident. Et, même s’il n’est ni le premier ni le dernier, il est toujours rassérénant de constater qu’un grand nom des sciences sociales rende hommage au roman ou à la poésie, qui nous en disent autant sur la réalité du monde que les études savantes.
Dans sa préface intitulée "Emmanuel Terray, l’insurgé", Françoise Héritier, elle aussi grande anthropologue, salue cette sincérité. "Les choix clairs, incisifs, de Terray m’ont délivrée de cette sorte de torpeur où il arrive que certains livres nous plongent. Sa démarche, où une détermination sans faille s’associe à une modestie réelle, incite à plus de liberté encore dans nos lectures."
Son message est tonique et optimiste. L’auteur de Penser à droite (Galilée, 2012) veut encore croire à la compagnie des livres, à la solidarité qu’ils déploient, à l’enthousiasme enfin qu’ils procurent. Banal, penseront quelques cyniques. Mais tous ceux qui ont vibré et sont encore transportés par la puissance des mots ne peuvent que lui donner cent fois raison. L. L.