Les grandes familles sont comme les grandes histoires. On n’a jamais fini d’en faire le tour. C’est pour cela qu’on se les raconte toujours. Patrice Debré le fait avec beaucoup d’élégance et d’une plume agile autour de la personnalité de son grand-père Robert, le médecin qui a fondé l’école française de pédiatrie.
Tout commence à la fin du XIXe siècle, dans une France minée par l’antisémitisme de l’affaire Dreyfus. Robert est encore jeune, mais il comprend. Son père Simon est rabbin, talmudiste réputé, issu d’une famille juive alsacienne émigrée après la guerre de 1870. Lui est juif agnostique. Il n’empêche, l’antisémitisme poursuivra cette famille qui demeure un modèle d’intégration républicaine. Patrice lui-même, à la fin des années 1970, alors qu’il brigue la présidence d’un conseil scientifique à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière où il est immunologiste, sera la cible d’une campagne - anonyme évidemment - particulièrement ignoble. Mais le chercheur a hérité de son grand-père la fierté et l’audace. Il rappelle que ce dernier avait refusé de porter l’étoile jaune après la mise en place des lois antijuives sous Vichy. Il rejoindra - comme d’autres Debré - la Résistance.
Scientifiquement, c’est Pasteur, auquel Patrice Debré a consacré une biographie (Flammarion, 1995), dont Robert se sent le plus proche, même s’il abandonne la bactériologie pour la pédiatrie. Intellectuellement, il a été façonné par la pensée de Péguy, qu’il a bien connu dans le petit local parisien des Cahiers de la Quinzaine. Mais le médecin fréquente aussi Paul Valéry. Chez les Debré, on croise la princesse Bibesco, ce bavard d’abbé Mugnier qui distribue ses bons mots comme des claques à un enfant de chœur, ou Alexandre Roudinesco, médecin, grand collectionneur d’art et père d’Elisabeth, l’historienne de la psychanalyse.
Patrice Debré consacre de nombreuses pages, émouvantes, à sa grand-mère Jeanne, une des premières femmes reçues au concours de l’internat de médecine en 1906, morte d’une fièvre dans les bras de Robert à l’âge de 50 ans. L’arbre généalogique des Debré placé en exergue montre la richesse d’une lignée qui traverse l’histoire des sciences, des idées, des arts et, bien sûr, de la politique. A 72 ans, Patrice Debré rend hommage à celles et à ceux qui lui ont transmis cette passion pour la liberté et cet engagement au service des autres. Pour rédiger cette chronique, il a eu accès aux archives familiales. Il achève son livre sur la figure de son père, Olivier, le peintre exigeant de l’abstraction lyrique, marqué par les traumatismes de l’histoire. Il avait lui aussi été construit sur la figure tutélaire de son père. "Robert Debré fut "le Patron" pour sa famille, comme il le fut pour ses collaborateurs." Un homme qui s’éteint à 96 ans sur ces mots qui pourraient servir de devise : "J’ai fait ce que j’ai pu."Laurent Lemire