L’univers du prix Nobel Isaac Bashevis Singer est d’une singularité extraordinaire. A travers de petites gens, il nous plonge au cœur des communautés juives d’Europe de l’Est. Lui-même naît en Pologne, en 1904, au sein d’une famille hassidique. Un berceau qui constitue le terreau de ses histoires, dont Yentl (non disponible), Shosha (Stock, 2007) ou Au tribunal de mon père (Mercure de France, 2007, Le Livre de poche, 2009). Aussi l’annonce d’un inédit constitue-t-elle une belle surprise. Keila la Rouge paraît, dans un premier temps, sous la forme de feuilletons dans la presse yiddish new-yorkaise. Pourquoi ce texte vivace tombe-t-il ensuite dans l’oubli ? Mystère.
Intacte, la voix de Singer ravive joyeusement la mémoire de la rue Krochmalna. Située à Varsovie, elle incarnait l’essence de la vie juive. Keila n’a rien d’une sainte. Cette rousse incendiaire évolue "depuis de nombreuses années dans le péché". Prostituée, au caractère bien trempé, elle en étonne plus d’un en épousant Yarmy, un charmant truand. L’amour les surprend, mais n’efface pas leurs tourments. "Je suis une femme perdue, qui ne vaut pas mieux qu’un peu de poussière." C’est pourquoi Keila espère que leur union lui offrira un nouvel horizon. Mais le retour de Max, personnage sombre de leur passé, sonne le glas de leur sérénité. Ce charlatan leur propose de former "tous les trois frères et sœur, maris et femme, une seule âme, un seul corps". Une relation triangulaire que Keila préfère fuir.
Désemparée, elle demande de l’aide au rabbin. Le destin s’en mêle lorsqu’elle rencontre le fils de ce dernier, Bunem. Un jeune homme révolté, qui peint en secret et remet la religion en question. "Je suis un aventurier sans foi ni loi." Leur passion inattendue relève de "la folie pure. Mais la folie est peut-être la substance même de l’existence."
Ce roman est d’autant plus puissant qu’il mêle l’utopie amoureuse aux aspirations sociopolitiques de l’époque. La question du choix, de la précarité et de la complexité y est cruciale. "Ni le socialisme, ni l’anarchisme, ni quoi que ce soit en "isme" ne pourrait jamais venir à bout de la tragédie humaine." Une réflexion qui rejoint la pensée de ce grand écrivain. La parution de ce livre éblouissant invite aussi à se pencher de nouveau sur la biographie de Singer par Florence Noiville (Stock, 2003), remise aujour. Kerenn Elkaïm
