Gilles Kepel est l’un de nos éminents orientalistes, spécialiste d’un monde arabe qu’il a longtemps enseigné à Sciences po, avant d’en être chassé par feu son directeur Richard Descoings - décision qu’il a fort mal vécue -, et de transporter son magistère à l’Institut universitaire de France. Mais Kepel est aussi un sceptique absolu qui se revendique, non sans jubilation, goy et kafir (« gentil », non-juif aux yeux des juifs, et « impie », non-musulman pour les musulmans), et démonte volontiers les idéologies de tous bords. On n’a pas été impunément, dans sa jeunesse, « trotskiste, athée et anticlérical ». Ce qui doit lui valoir de solides inimitiés. Mais l’on a plus que jamais besoin, à l’heure où le monde arabo-musulman s’enflamme, où l’islamisme radical remet en cause la domination de l’Occident, d’un témoin lucide, d’un érudit pédagogue, doublé de surcroît d’un écrivain.
Sous son titre polysémique et en adéquation avec le projet, Passion arabe est un livre double : journal de deux années d’un périple à travers les « révolutions » arabes, Egypte, Tunisie, Libye, Syrie, Yémen, Bahrein, plus quelques autres Etats, où les peuples se soulèvent au péril de leur sang, subissant, dans leur marche vers la liberté et la démocratie, une véritable « passion », comparable à celle du Christ ; et récit d’un parcours personnel, d’une « passion » pour le monde arabe née à Antioche, en 1974. Le jeune Kepel avait alors 19 ans, et il contracta un virus qui l’habite plus que jamais aujourd’hui : étudier le passé pour comprendre le présent, l’analyser « objectivement » et transmettre cette connaissance, indispensable à tout honnête homme de ce temps.
Il faut dire qu’en inaugurant à Antioche sa pratique du monde arabe Gilles Képel ne pouvait mieux tomber. L’antique cité fondée en 300 avant J.-C. par Séleucos Ier Nicator est un peu le précipité de tous les problèmes du Moyen-Orient : conquise à de nombreuses reprises, creuset de plusieurs religions, la ville, rattachée au sandjak (district) d’Alexandrette par les Ottomans, puis devenue syrienne, a été « offerte » à la Turquie en 1938 par le gouvernement du Front populaire de Léon Blum, désireux d’empêcher les Turcs de basculer de nouveau du mauvais côté, celui de l’Allemagne. Voilà, parmi d’autres innombrables, un exemple manifeste d’une realpolitik des Occidentaux menée au mépris des peuples, de leurs cultures et de leurs aspirations, et donc source de conflits, puisque la Syrie n’a jamais admis l’annexion d’Antioche.
C’est là, entré clandestinement, que Gilles Kepel achève son beau livre le 16 octobre 2012, dans un pays en pleine guerre civile, qui subit sa passion, son calvaire. Il l’avait commencé au Golgotha, le 15 mars 2011, dans une Jérusalem déchirée, disputée, avant de passer d’Israël en Palestine. « Pour exercer mon métier, écrit Kepel, il faut que je circule partout, que je parle à tout le monde. Je vais en Israël et, quand je m’y trouve, je voyage également dans les territoires palestiniens. » « Question de principe », et de courage politique. A noter que, dans son périple, Gilles Kepel a été accompagné d’une équipe de télévision. Leur film sera diffusé sur France 3 dans le courant d’avril, suivi d’un débat.
Jean-Claude Perrier